Выбрать главу

Pour ma part j’ai deux réponses. La première c’est : « Non. Ces livres-là sont seulement ceux que je dois lire la semaine prochaine. Ceux que j’ai déjà lus sont à l’université. » La deuxième réponse est : « Je n’ai lu aucun de ces livres. Sinon, pourquoi les garderais-je ? » Il y a bien entendu d’autres réponses plus polémiques pour humilier davantage encore et même pour frustrer l’interlocuteur. La vérité est que nous avons tous chez nous des dizaines, ou des centaines, voire des milliers (si notre bibliothèque est imposante) de livres que nous n’avons pas lus. Pourtant, un jour ou l’autre, nous finissons par prendre ces livres en main pour réaliser que nous les connaissons déjà. Alors ? Comment connaissons-nous des livres que nous n’avons pas lus ? Première explication occultiste que je ne retiens pas : des ondes circulent du livre à vous. Seconde explication : au cours des années il n’est pas vrai que vous n’avez pas ouvert ce livre, vous l’avez maintes fois déplacé, peut-être même feuilleté, mais vous ne vous en souvenez pas. Troisième réponse : durant ces années vous avez lu un tas de livres qui citaient ce livre-là, lequel a fini par vous devenir familier. Il y a donc plusieurs façons de savoir quelque chose des livres que nous n’avons pas lus. Heureusement, sinon où trouver le temps pour relire quatre fois le même livre ?

J.-C.C. : A propos des livres, dans nos bibliothèques, que nous n’avons pas lus, et que sans doute nous ne lirons jamais : il y a probablement chez chacun de nous l’idée de mettre de côté, de placer quelque part des livres avec lesquels nous avons un rendez-vous, mais plus tard, beaucoup plus tard, peut-être même dans une autre vie. Elle est terrible, la lamentation de ces mourants qui constatent que leur heure dernière est venue et qu’ils n’ont pas encore lu Proust.

U.E. : Lorsqu’on me demande si j’ai lu tel ou tel livre, par précaution je réponds toujours : « Vous savez, je ne lis pas, j’écris. » Alors tout le monde se tait. Il y a parfois des questions insistantes. « Avez-vous lu Vanity Fair, le roman de Thackeray ? » J’ai fini par céder à cette injonction et, à trois reprises, j’ai essayé de le lire. Mais le roman m’est tombé des mains.

J.-C.C. : Vous venez de me rendre un grand service car je m’étais promis de le lire. Merci.

U.E. : A l’époque où j’étais à l’université à Turin, je logeais dans une chambre au collège universitaire. Contre une lire que nous faisions glisser dans la main du chef de la claque, nous pouvions assister aux représentations données au théâtre communal. En quatre ans d’université, j’ai vu tous les chefs-d’œuvre du théâtre ancien et contemporain. Mais comme le collège fermait ses portes à minuit et demi et que la soirée au théâtre finissait rarement à temps pour nous permettre de regagner nos chambres, j’ai vu tous les chefs-d’œuvre du théâtre sans les dernières cinq ou dix minutes. Plus tard j’ai fait la connaissance de mon ami Paolo Fabbri qui, lorsqu’il était étudiant, pour gagner un peu d’argent, contrôlait les billets à l’entrée du théâtre universitaire d’Urbino. Ainsi il ne pouvait assister au spectacle qu’un quart d’heure après le lever de rideau, une fois que tous les spectateurs étaient entrés. Il manquait donc le début, et moi la fin. Il nous fallait absolument nous apporter mutuellement assistance. C’est ce que nous avons toujours rêvé de faire.

J.-C.C. : Je me demande de la même façon si j’ai bien vu les films que je crois avoir vus. Sans doute ai-je vu des extraits à la télévision, lu des ouvrages qui en parlaient. J’en connais le résumé, des amis m’en ont parlé. Un trouble s’établit dans ma mémoire entre les films que je suis certain d’avoir vus, ceux que je suis certain de ne pas avoir vus et tous les autres. Par exemple Les Niebelungen, le film muet de Fritz Lang : j’ai devant moi des images de Siegfried tuant le dragon dans une forêt magnifique, construite en studio. Les arbres paraissaient faits de ciment. Mais ai-je vu ce film ? Ou seulement cet extrait-là ? Viennent ensuite les films que je suis sûr de ne pas avoir vus et dont je parle comme si je les avais vus. Quelquefois même avec un surcroît d’autorité. Nous nous trouvions un jour à Rome avec Louis Malle et des amis français et italiens. Une conversation s’engage sur le film de Visconti, Il Gattopardo. Nous sommes, Louis et moi, de deux avis différents et, comme nous sommes gens du métier, nous nous efforçons de faire prévaloir nos points de vue. L’un de nous deux aimait le film, l’autre le haïssait : je ne sais plus qui était pour, qui était contre. Peu importe. Toute la table nous écoute. Je suis soudain pris d’un doute et je demande à Louis : « As-tu vu ce film ? » Il me répond : « Non. Et toi ? — Moi non plus. » Les gens qui nous écoutaient se montrèrent indignés, comme si nous leur avions fait perdre leur temps.

U.E. : Lorsqu’il y a une chaire disponible dans une des universités italiennes, une commission nationale se réunit pour attribuer le poste au meilleur candidat. Chaque commissaire reçoit alors des montagnes de publications de tous les candidats. On raconte l’histoire d’un de ces commissaires dans le bureau duquel s’entassent ces documents. On lui demande quand exactement il trouvera le temps de les lire et il répond : « Je ne les lirai jamais. Je ne veux pas me laisser influencer par des gens que je suis censé juger. »

J.-C.C. : Il avait raison. Une fois lu le livre, ou vu le film, vous allez être tenu de défendre votre opinion personnelle alors que, si vous ne savez rien de l’œuvre, vous tirerez parti des opinions des autres dans leur pluralité, leur diversité, vous y chercherez les meilleurs arguments, vous lutterez contre votre paresse naturelle, et même contre votre goût qui n’est pas forcément le bon…

Il y a une autre difficulté. Je prends l’exemple du Château de Kafka que j’ai lu jadis. Mais j’ai vu par la suite deux films très librement adaptés du Château, dont celui de Michael Haneke, qui ont passablement déformé ma première impression et forcément brouillé mes souvenirs de lecture. Est-ce que je ne pense pas au Château, désormais, à travers les yeux de ces cinéastes ? Vous disiez que le théâtre de Shakespeare que nous lisions aujourd’hui est forcément plus riche que celui qu’il a écrit, parce que ces pièces ont absorbé toutes les grandes lectures et interprétations qui se sont succédé depuis que la plume de Shakespeare crissait rapidement sur le papier. Et je le crois. Shakespeare s’enrichit et se fortifie sans cesse.

U.E. : J’ai dit comment les jeunes gens en Italie découvraient la philosophie, non pas à travers l’activité philosophique comme en France, mais à travers l’histoire de la discipline. Je me souviens de mon professeur de philo, un homme extraordinaire. C’est grâce à lui que j’ai fait des études de philosophie à l’université. Il y a vraiment des éléments de la philosophie que j’ai compris par sa médiation. Il est probable que cet excellent professeur n’avait pas pu lire tous les ouvrages auxquels son cours faisait référence. Cela veut donc dire que beaucoup des livres dont il me parlait, avec enthousiasme et compétence, lui étaient véritablement inconnus. Il ne les connaissait qu’à travers les histoires de la philosophie.

J.-C.C. : Lorsque Emmanuel Le Roy Ladurie était responsable de la Bibliothèque nationale, il s’est livré à une étude statistique assez étrange. Entre la constitution de la Bibliothèque nationale, à partir de la Révolution, mettons dans les années 1820, et nos jours, plus de deux millions de titres n’ont jamais été demandés. Pas une seule fois. Peut-être s’agit-il de livres sans aucun intérêt, des ouvrages de piété, des recueils d’oraisons, de sciences approximatives comme vous les aimez, de penseurs justement oubliés. Lorsqu’il s’est agi de constituer le fonds de la Bibliothèque nationale, au début, on amenait des tombereaux d’ouvrages, en vrac, dans la cour de la rue de Richelieu. Il fallait alors les recevoir, les classer, sans doute à la hâte. Après quoi les livres entraient pour la plupart dans un long sommeil, où ils sont encore.