Выбрать главу

Maintenant, je me place du côté de l’écrivain ou de l’auteur que nous sommes tous les trois. Savoir que nos livres traînent sur un rayonnage sans que personne songe à s’en emparer, n’est pas une idée très réconfortante. J’imagine que ce n’est pas, Umberto, le cas de vos ouvrages ! Quel est le pays qui leur réserve le meilleur accueil ?

U.E. : En termes de tirage, c’est peut-être l’Allemagne. Si vous vendez deux cent ou trois cent mille exemplaires en France, c’est un record. En Allemagne il faut aller au-delà du million pour être bien considéré. Les tirages les plus bas, vous les trouvez en Angleterre. Les Anglais préfèrent en général emprunter les livres dans des bibliothèques. L’Italie, quant à elle, doit se situer immédiatement avant le Ghana. En revanche les Italiens lisent beaucoup de magazines, plus que les Français. C’est la presse, en tout cas, qui a trouvé un bon moyen de ramener des non-lecteurs vers les livres. Comment ? Cela s’est passé en Espagne et en Italie, et non pas en France. Le quotidien offre à ses lecteurs, pour une somme très modeste, un livre ou un DVD avec le journal. Cette pratique a été dénoncée par les libraires mais elle a fini malgré tout par s’imposer. Je me souviens que, lorsque Le Nom de la rose a été ainsi proposé gratuitement en accompagnement du journal La Repubblica, le journal a vendu deux millions de copies (au lieu des 650 000 habituels) et mon livre a donc touché deux millions de lecteurs (et si on considère que le livre va peut-être intéresser toute la famille, disons prudemment quatre millions).

Il y avait là peut-être, en effet, de quoi inquiéter les libraires. Or, six mois plus tard, en contrôlant les ventes du semestre en librairie, on a vu que la vente de l’édition de poche n’avait diminué celles-ci que d’une façon insignifiante. Donc ces deux millions n’étaient tout simplement pas des gens qui fréquentaient habituellement les librairies. Nous avions gagné un public nouveau.

J.-P. de T. : Vous exprimez l’un et l’autre un avis plutôt enthousiaste sur la pratique de la lecture dans nos sociétés. Les livres ne sont désormais plus réservés à des élites. Et s’ils se trouvent en compétition avec d’autres supports, toujours plus séduisants et performants, ils résistent et font la preuve que rien ne peut les remplacer. La roue, encore une fois, se révèle indépassable.

J.-C.C. : Il y a vingt ou vingt-cinq ans, un jour, je prends le métro à la station Hôtel-de-Ville. Sur le quai se trouve un banc et sur ce banc un homme qui a posé près de lui quatre ou cinq livres. Il est en train de lire. Les métros passent. Je regarde cet homme qui ne s’intéresse à rien d’autre qu’à ses livres, et je décide de m’attarder un peu. Il m’intéresse. Je finis par m’approcher et une brève conversation s’engage. Je lui demande aimablement ce qu’il fait là. Il m’explique qu’il vient tous les matins à huit heures et demie et reste jusqu’à midi. Il sort alors, pendant une heure, pour aller déjeuner. Puis il regagne sa place et reste sur son banc jusqu’à dix-huit heures. Il conclut par ces mots que je n’ai jamais oubliés : « Je lis, je n’ai jamais rien fait d’autre. » Je le quitte, car j’ai l’impression de lui faire perdre son temps.

Pourquoi le métro ? Parce qu’il ne pouvait pas rester dans un café toute la journée sans consommer et sans doute ne pouvait-il s’offrir ce luxe. Le métro était gratuit, il y faisait chaud, et le va-et-vient des gens ne le dérangeait en aucune façon. Je me suis demandé, et je me demande encore, s’il s’agissait là du lecteur idéal ou d’un lecteur totalement perverti.

U.E. : Et que lisait-il ?

J.-C.C. : C’était très éclectique. Romans, livres d’histoire, essais. Il me semble qu’il y avait chez lui davantage une sorte de dépendance au fait même de lire qu’un réel intérêt pour ce qu’il lisait. On a dit que la lecture est un vice impuni. Cet exemple montre qu’elle peut devenir une véritable perversion. Peut-être même un fétichisme.

U.E. : Lorsque j’étais enfant, une voisine me donnait un livre chaque année pour Noël. Un jour elle m’a demandé : « Dis-moi Umbertino, tu lis pour savoir ce qu’il y a dans le livre que tu lis ou pour l’amour de lire ? » Et j’ai dû admettre que je n’étais pas toujours passionné par ce que je lisais. Je lisais pour le goût de lire, n’importe quoi. C’est une des grandes révélations de mon enfance !

J.-C.C. : Lire pour lire, comme vivre pour vivre. Nous connaissons aussi des gens qui vont au cinéma pour voir des films, c’est-à-dire des images qui bougent, dans un certain sens. Peu importe, parfois, ce que le film montre ou raconte.

J.-P. de T. : Est-ce qu’on a pu repérer comme une addiction à la lecture ?

J.-C.C. : Bien entendu. Cet homme dans le métro en est un exemple. Imaginez-vous quelqu’un qui chaque jour consacrerait quelques heures à la marche mais qui ne porterait aucune attention au paysage, aux gens qu’il croiserait, à l’air qu’il respirerait. Il y a un fait de marcher, de courir, comme il y a un fait de lire. Que pouvez-vous retenir des livres que vous avez lus de cette manière ? Comment se souvenir de ce qu’on a lu lorsqu’on a parcouru dans la même journée deux ou trois livres ? Au cinéma, parfois, des spectateurs s’enferment pour voir quatre ou cinq films par jour. C’est le sort des journalistes et des jurés dans les festivals. Difficile de s’y reconnaître.

U.E. : J’en ai fait une fois l’expérience. J’avais été nommé juré au Festival de Venise. J’ai cru devenir fou.

J.-C.C. : Lorsque vous sortez de la salle de projection, titubant, après avoir visionné votre ration quotidienne, même les palmiers de la Croisette, à Cannes, vous paraissent faux. Le but ce n’est pas de voir à tout prix ou de lire à tout prix, mais de savoir que faire de cette activité et comment en tirer une nourriture substantielle et durable. Est-ce que les amateurs de lecture rapide goûtent véritablement ce qu’ils lisent ? Si vous faites l’économie des longues descriptions dans Balzac, est-ce que vous ne perdez pas précisément ce qui fait la marque profonde de son œuvre ? Ce qu’il est le seul à vous donner ?

U.E. : Comme ceux qui, dans un roman, cherchent les guillemets annonçant un dialogue. Il a pu m’arriver dans ma jeunesse, en lisant des récits d’aventures, de sauter certains passages pour parvenir aux dialogues suivants.

Mais poursuivons sur notre thème. Celui des livres que nous n’avons pas lus. Il existe un moyen de favoriser la lecture, c’est celui qu’a imaginé l’écrivain Achille Campanile. Comment le marquis Fuscaldo est-il devenu l’homme le plus savant de son temps ? Il avait hérité de son père une immense bibliothèque mais il s’en fichait royalement. Un jour, en ouvrant un livre par hasard, il trouve entre deux pages un billet de mille lires. Il se demande s’il en sera de même avec les autres livres et passe le reste de sa vie à feuilleter systématiquement tous les livres reçus en héritage. Et c’est ainsi qu’il devient un puits de science.