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J.-P. de T. : « Ne lisez pas Anatole France ! » Le conseil ou le « déconseil » de lire, tel que le pratiquaient les surréalistes, n’a-t-il pas pour conséquence d’attirer l’attention sur des ouvrages qu’on n’aurait jamais eu l’intention de lire sans cela ?

U.E. : Les surréalistes n’ont pas été les seuls à déconseiller de lire certains auteurs, ou certains livres. Il s’agit d’un genre de critique polémique qui a, sans doute, toujours existé.

J.-C.C. : Breton avait établi une liste des auteurs à lire et à ne pas lire. Lisez Rimbaud, ne lisez pas Verlaine. Lisez Hugo, ne lisez pas Lamartine. Etrangement : lisez Rabelais, ne lisez pas Montaigne. Si vous suivez à la lettre ses conseils, vous passerez peut-être à côté de quelques livres intéressants. Je dois dire malgré tout que cela m’a épargné de lire, par exemple, Le Grand Meaulnes.

U.E. : Vous n’avez pas lu Le Grand Meaulnes ? Alors vous n’auriez jamais dû écouter Breton. Le livre est merveilleux.

J.-C.C. : Il n’est peut-être pas trop tard. Je sais que les surréalistes ont hautement fulminé contre Anatole France. Mais lui, je l’ai lu. J’y ai pris du plaisir souvent, avec La Révolte des anges par exemple. Mais quelle dent ils gardaient contre lui ! A sa mort, ils recommandaient de l’enfermer dans l’une de ces longues boîtes en fer qu’ont les bouquinistes, le long des quais de la Seine, au milieu de ces vieux livres qu’il avait tant aimés et de le jeter à la Seine. Nous sentons bien, là aussi, une haine de la vieille poussière livresque, inutile, encombrante et le plus souvent stupide. Cela dit, la question demeure : les ouvrages qui n’ont ni brûlé, ni été mal transmis ou mal traduits, ni censurés, et qui tant bien que mal sont parvenus jusqu’à nous, sont-ils véritablement les meilleurs, ceux que nous devons lire ?

U.E. : Nous avons parlé des livres qui n’existent pas ou qui n’existent plus. Des livres non lus et en attente d’être lus, ou de ne pas être lus. Je voudrais maintenant parler des auteurs qui n’existent pas et que pourtant nous connaissons. Des personnalités du monde de l’édition se retrouvent un jour autour d’une table à la Foire du livre de Francfort. Il y a là Gaston Gallimard, Paul Flamand, Ledig-Rowohlt et Valentino Bompiani. Autant dire l’état-major de l’édition en Europe. Ils commentent cette nouvelle folie qui s’est emparée de l’édition et qui consiste à surenchérir sur de jeunes auteurs qui n’ont pas encore fait leurs preuves. L’un d’entre eux a l’idée d’inventer un auteur. Son nom sera Milo Temesvar, auteur du déjà réputé Let me say now pour lequel l’American Library a déjà offert ce matin-là cinquante mille dollars. Ils décident donc de faire circuler ce bruit et de voir ce qui va se passer.

Bompiani revient à son stand et nous raconte l’histoire à moi et à mon collègue (nous travaillons à l’époque pour lui). L’idée nous séduit et nous commençons à nous promener dans les allées de la foire en répandant en catimini le nom bientôt fameux de Milo Temesvar. Le soir, au cours d’un dîner, Giangiacomo Feltrinelli vient vers nous, très excité et nous dit : « Ne perdez pas votre temps. J’ai acheté les droits mondiaux de Let me say now  ! » Depuis cette époque, Milo Temesvar est devenu très important pour moi. J’ai écrit un article qui était le compte rendu d’un livre de Temesvar, The Patmos sellers, supposé être une parodie de tous les vendeurs d’apocalypse. J’ai présenté Milo Temesvar comme un Albanais qui avait été chassé de son pays pour déviationnisme de gauche ! Il avait écrit un livre inspiré par Borges sur l’emploi des miroirs dans le jeu des échecs. Pour son ouvrage sur les apocalypses, j’avais même proposé un nom d’éditeur qui était très clairement inventé. J’ai su qu’Arnoldo Mondadori, à l’époque le plus grand éditeur italien, avait fait découper mon article sur lequel il avait noté, en rouge : « Acheter ce livre à tout prix. »

Mais Milo Temesvar n’en est pas resté là. Si vous lisez l’introduction au Nom de la rose, un texte de Temesvar y est cité. J’ai donc retrouvé le nom de Temesvar dans certaines bibliographies. Récemment, pour faire une parodie du Da Vinci Code, j’ai cité certains de ses ouvrages en géorgien et en russe, prouvant ainsi qu’il a consacré à l’ouvrage de Dan Brown de savantes études. J’ai donc vécu toute ma vie avec Milo Temesvar.

J.-P. de T. : Vous avez en tout cas réussi tous les deux à définitivement déculpabiliser tous ces gens qui possèdent sur leurs rayonnages tant de livres qu’ils n’ont pas lus et ne liront jamais !

J.-C.C. : Une bibliothèque n’est pas forcément constituée de livres que nous avons lus ou même que nous lirons un jour, il est en effet excellent de le préciser. Ce sont des livres que nous pouvons lire. Ou que nous pourrions lire. Même si nous ne les lirons jamais.

U.E. : C’est la garantie d’un savoir.

J.-P. de T. : C’est une sorte de cave à vin. Il n’est pas utile de tout boire.

J.-C.C. : J’ai constitué également une assez bonne cave et je sais que je vais laisser des bouteilles remarquables à mes héritiers. D’abord parce que je bois de moins en moins de vin et que j’en achète de plus en plus. Mais je sais que, si l’envie me prenait, je pourrais descendre dans ma cave et liquider mes plus beaux millésimes. J’achète des vins en primeur. Ce qui veut dire que vous les achetez l’année de la récolte et que vous les recevez trois ans plus tard. L’intérêt est que, s’il s’agit d’un bordeaux de qualité par exemple, les producteurs le gardent en fûts puis en bouteilles dans les meilleures conditions possibles. Pendant ces trois ans, votre vin s’est bonifié et vous avez évité de le boire. C’est un excellent système. Trois ans plus tard, vous avez en général oublié que vous aviez commandé ce vin. Vous recevez un cadeau de vous à vous. C’est délicieux.

J.-P. de T. : Ne faudrait-il pas faire de même avec les livres ? Les mettre de côté, pas forcément dans une cave, mais les laisser mûrir.

J.-C.C. : Cela combattrait en tout cas le très fâcheux « effet de la nouveauté », qui nous oblige à lire parce que c’est nouveau, parce que ça vient de paraître. Pourquoi ne pas garder un livre « dont on parle » et le lire trois ans plus tard ? C’est une méthode que j’utilise assez souvent avec les films. Comme je n’ai pas le temps de voir tous ceux que je devrais voir, je garde quelque part ceux que je vais un jour me décider à regarder. Quelque temps plus tard, je constate que l’envie et la nécessité de les voir sont passées, pour le plus grand nombre. En ce sens, l’achat en primeur est sans doute, déjà, un filtrage. Je choisis ce que j’aimerai boire dans trois ans. C’est au moins ce que je me dis.

Ou bien, autre méthode, vous pouvez vous en remettre au filtrage que peut opérer pour vous un « expert », plus compétent que vous et qui connaît vos goûts. Je m’en suis ainsi remis à Gérard Oberlé, pendant des années, pour me signaler les livres que je devais acheter, quels que fussent mes moyens financiers du moment. Il ordonnait, j’obéissais. C’est ainsi que j’ai fait l’acquisition, lors de notre première rencontre, de Pauliska ou la perversité moderne, mémoires récents d’une Polonaise, un roman de la fin du XVIIIsiècle que je n’ai jamais revu depuis ce temps déjà ancien.