U.E. : Tous les procédés mnémotechniques utilisent l’image d’une ville ou d’un palais dont chaque partie ou lieu est associé à l’objet qu’il s’agit de mémoriser. La légende rapportée par Cicéron dans le De oratore raconte que Simonide assistait à un dîner en compagnie de hauts dignitaires de la Grèce. A un moment de la soirée, il quitte l’assemblée, juste le temps que les convives disparaissent sous l’effondrement du toit de la maison, qui les tue tous. Simonide est appelé pour identifier les corps. Il y parvient en essayant de se souvenir de la place que chacun occupait autour de la table.
L’art mnémotechnique est donc celui d’associer des représentations spatiales à des objets ou à des concepts de façon à les rendre solidaires les uns des autres. C’est parce qu’il a associé l’œil gauche du crocodile à la fumée qu’il doit scruter qu’Alexandre, dans votre exemple, ne peut plus agir librement. Les arts de la mémoire se retrouvent encore au Moyen Age. Mais à partir de l’invention de l’imprimerie, on devrait penser que l’usage de ces moyens mnémotechniques se soit peu à peu perdu. C’est pourtant l’époque où se publient les plus beaux livres de mnémotechnique !
J.-C.C. : Vous parliez des originaux des grandes créations de la bande dessinée jetés à la poubelle après publication. Ce fut la même chose avec le cinéma. Que de films ont ainsi disparu ! C’est à partir des années 1920 ou 1930 que le cinéma devient en Europe le « septième art ». Dès lors, cela vaut tout de même la peine de conserver des œuvres qui appartiennent désormais à l’histoire de l’art. Raison pour laquelle les premières cinémathèques se créent, en Russie d’abord, puis en France. Mais du point de vue américain, le cinéma n’est pas un art, il est aujourd’hui encore un produit renouvelable. Il faut constamment refaire un Zorro, un Nosferatu, un Tarzan, et donc bazarder les anciens modèles, les vieux stocks. L’ancien, surtout s’il est de qualité, pourrait faire concurrence au nouveau produit. La cinémathèque américaine a été créée, tenez-vous bien, dans les années soixante-dix ! Ce fut une longue et dure bataille pour trouver des subventions, pour intéresser les Américains à l’histoire de leur propre cinéma. De même, la première école de cinéma au monde a été russe. Nous la devons à Eisenstein, pour qui il était indispensable d’établir une école de cinéma du même niveau que les meilleures écoles de peinture ou d’architecture.
U.E. : En Italie, au début du XXe siècle, un grand poète comme Gabriele D’Annunzio écrit déjà pour le cinéma. Il participe à l’écriture du scénario de Cabiria avec Giovanni Pastrone. En Amérique, il n’aurait pas été pris au sérieux.
J.-C.C. : Ne parlons même pas de la télévision. Conserver les archives de la télévision paraissait au début une absurdité. La création de l’INA, chargé de conserver les archives audiovisuelles, a représenté un changement radical de perspective.
U.E. : J’ai travaillé à la télévision en 1954 et je me souviens que tout était en direct et qu’on n’utilisait pas alors d’enregistrement magnétique. Il y avait un machin qu’ils appelaient Transcriber, avant de découvrir que ce mot n’existait pas dans les télés anglo-saxonnes. Il s’agissait tout simplement de filmer l’écran avec une caméra. Mais comme il s’agissait un dispositif fastidieux et coûteux, on devait opérer des choix. Beaucoup de choses ont été ainsi perdues.
J.-C.C. : Je peux vous donner un bel exemple dans ce domaine. C’est presque un incunable de la télévision. Dans les années 1951 ou 1952, Peter Brook a tourné pour la télévision américaine un King Lear avec Orson Welles dans le rôle principal. Mais ces émissions étaient diffusées sans aucun support et rien ne pouvait être conservé. Il se trouve que le King Lear de Brook a été filmé. En d’autres termes, là aussi, quelqu’un a filmé l’écran de télévision au moment où le film était programmé. C’est maintenant une pièce maîtresse du musée de la Télévision à New York. Par bien des aspects, cela me rappelle l’histoire du livre.
U.E. : Jusqu’à un certain point. L’idée de collectionner les livres est très ancienne. Il n’est donc pas arrivé aux livres ce qui est arrivé aux films. Le culte de la page écrite, et plus tard du livre, est aussi ancien que l’écriture. Les Romains déjà voulaient posséder des rouleaux et les collectionner. Si nous avons perdu des livres, c’est pour d’autres raisons. On en a fait disparaître pour des raisons de censure religieuse, ou bien parce que les bibliothèques avaient tendance à brûler à la première occasion, de la même façon que les cathédrales, parce que les unes et les autres étaient en grande partie construites en bois. Une cathédrale ou une bibliothèque qui brûle, au Moyen Age, c’est à peu près comme un film sur la guerre dans le Pacifique qui montre un avion qui tombe. C’était normal. Le fait que la bibliothèque dans Le Nom de la rose finisse par brûler n’est en aucune manière un événement extraordinaire à cette période.
Mais les raisons pour lesquelles les livres brûlaient étaient en même temps celles qui vous invitaient à les mettre en lieu sûr et donc à les collectionner. C’est ce qui fonde le monachisme. C’est probablement la venue des barbares à Rome à plusieurs reprises, et leur habitude d’incendier la ville avant de repartir, qui a fait songer à trouver un lieu sûr pour y placer les livres. Et quoi de plus sûr qu’un monastère ? On a donc commencé à placer certains livres hors d’atteinte des menaces qui pesaient sur la mémoire. Mais en même temps, naturellement, en faisant le choix de sauver certains livres et pas d’autres, on a commencé à filtrer.
J.-C.C. : Alors que le culte des films rares commence seulement à exister. Vous trouverez même des collectionneurs de scénarios. A la fin d’un tournage, le scénario finissait autrefois, la plupart du temps, dans la poubelle, comme les planches de bandes dessinées dont vous parliez. Cependant, dès les années quarante, certains ont commencé à se demander si, le film achevé, le scénario ne conservait pas malgré tout une certaine valeur. Au moins marchande.
U.E. : Maintenant nous connaissons le culte des scénarios célèbres, comme celui de Casablanca.
J.-C.C. : Surtout, évidemment, lorsque le scénario porte des indications manuscrites du metteur en scène. J’ai vu des scénarios de Fritz Lang avec ses propres annotations devenir, par une dévotion proche du fétichisme, objets de bibliophilie, et d’autres que les amateurs faisaient précieusement relier. Mais je reviens un instant à la question que j’évoquais plus tôt. Comment, aujourd’hui, se constituer une filmothèque, quel support choisir ? Impossible de conserver chez soi des copies de films sur support argentique. Il faudrait une cabine de projection, une salle spéciale, des locaux de stockage. Les cassettes magnétiques, nous le savons, perdent leurs couleurs, leur définition et s’effacent vite. Les CD-ROM sont terminés. Les DVD ne feront pas long feu. Et d’ailleurs, comme nous l’avons dit, il n’est même pas certain que nous disposions dans l’avenir de l’énergie suffisante pour faire fonctionner toutes nos machines. Pensons à la grande panne d’électricité à New York, en juillet 2006. Imaginons qu’elle s’étende et se prolonge. Sans électricité, tout est irrémédiablement perdu. En revanche, nous pourrons encore lire des livres, dans la journée, ou le soir à la bougie, quand tout l’héritage audiovisuel aura disparu. Le XXe siècle est le premier siècle à laisser des images en mouvement de lui-même, de sa propre histoire, et des sons enregistrés — mais sur des supports encore mal assurés. Etrange : nous n’avons aucun son du passé. Nous pouvons imaginer sans doute que le chant des oiseaux était le même, le bruit des ruisseaux…