Il y a là une scène que j’ai toujours rêvé d’adapter au cinéma. Un homme, qui est un imprimeur, découvre un jour que sa femme est infidèle. Il en a la preuve : une lettre qu’elle a reçue de son amant et qu’il a trouvée. Le mari compose alors le contenu de cette lettre sur sa presse à imprimer, dénude sa femme, l’attache sur une table et lui imprime la lettre sur le corps, le plus profondément possible. Le corps nu et blanc devient papier, la femme crie de douleur et, à jamais, se transforme en livre. C’est comme une préfiguration de La Lettre écarlate, de Hawthorne. Ce rêve, imprimer une lettre d’amour sur le corps d’une femme coupable, c’est véritablement une vision d’imprimeur, ou à la rigueur d’écrivain.
Livre sur l’autel et livres en « Enfer »
J.-P. de T. : Nous rendons un hommage appuyé au livre et à tous les livres, à ceux qui ont disparu, à ceux que nous n’avons pas lus, à ceux que nous ne devons pas lire. Cet hommage est compréhensible dans le contexte de sociétés qui ont placé le livre sur l’autel. Peut-être devez-vous maintenant dire quelque chose de nos religions du Livre.
U.E. : Il est important de noter que nous appelons improprement les trois grandes religions monothéistes « religions du Livre » parce que le bouddhisme, le brahmanisme, le confucianisme sont aussi des religions qui se réfèrent à des livres. La différence est que, dans le monothéisme, le Livre fondateur revêt une signification particulière. Il est vénéré parce qu’il est censé avoir su traduire et transcrire quelque chose de la parole divine.
J.-C.C. : Pour les religions du Livre, la référence incontestée demeure la Bible hébraïque, le plus ancien des trois. Le texte est établi, croit-on savoir, au cours de la captivité à Babylone, c’est-à-dire autour du VIIe et du VIe siècle avant l’ère chrétienne. Nous devrions étayer nos propos par les commentaires des spécialistes. Mais tout de même ceci : il est dit dans la Bible, « Au commencement était le Verbe et la parole était Dieu. » Mais comment le verbe devient-il écriture ? Pourquoi est-ce le livre qui représente et incarne le verbe ? Comment, et avec quelles garanties, est-on passé de l’un à l’autre ? A partir de là, en effet, le simple fait d’écrire va revêtir une importance presque magique, comme si le possesseur de l’écriture, de cet outil incomparable, jouissait d’une relation secrète avec Dieu, avec les secrets de la Création. Encore devons-nous nous demander dans quelle langue le verbe a choisi de s’incarner. Si le Christ avait choisi notre époque pour nous rendre visite, sans doute aurait-il adopté l’anglais. Ou le chinois. Mais il s’exprimait en araméen, avant d’être traduit en grec, puis en latin. Toutes ces étapes, évidemment, mettent en danger le message. A-t-il bien dit ce que nous lui faisons dire ?
U.E. : Lorsqu’on a voulu enseigner les langues étrangères dans les écoles texanes au XIXe siècle, un sénateur s’y est fermement opposé avec cet argument plein de bon sens : « Si l’anglais suffisait à Jésus, alors nous n’avons pas besoin d’autres langues. »
J.-C.C. : Pour l’Inde c’est encore autre chose. Les livres existent, certes, mais la tradition orale revêt toujours un plus grand prestige. Elle est, encore aujourd’hui, jugée plus fiable. Pourquoi ? Les textes anciens se disent et surtout se chantent en groupe. Si quelqu’un commet une erreur, le groupe est là pour la lui signaler. La tradition orale des grands poèmes épiques, qui a perduré pendant près de mille ans, serait donc plus exacte que nos transcriptions faites par des moines, lesquels recopiaient à la main dans leurs scriptoria les textes anciens, répétant les erreurs de leurs prédécesseurs et en en ajoutant de nouvelles. Nous ne trouvons pas dans le monde indien cette idée d’associer le verbe au divin, ni même à la Création. Tout simplement parce que les dieux eux-mêmes ont été créés. Au commencement vibre un vaste chaos traversé de mouvements musicaux ou de sons. Ces sons finissent, après des millions d’années, par devenir des voyelles. Lentement elles se combinent, s’appuient sur des consonnes, se transforment en mots et ces mots se combinent à leur tour, composant les Védas. Les Védas n’ont donc pas d’auteur. Ils sont les produits du cosmos et font à ce titre autorité. Qui oserait mettre en doute la parole de l’univers ? Mais nous pouvons, et même nous devons, essayer de la comprendre. Car les Védas sont très obscurs, comme les profondeurs illimitées d’où ils sont nés. Il nous faut donc des commentaires pour les éclairer. Viennent alors les Upanishads et la deuxième catégorie des textes fondateurs de l’Inde, et enfin les auteurs. C’est entre les textes de la deuxième catégorie et les auteurs qu’apparaissent les dieux. Ce sont les mots qui créent les dieux. Pas l’inverse.
U.E. : Ce n’est pas par hasard si les Indiens ont été les premiers linguistes et grammairiens.
J.-P. de T. : Pouvez-vous nous raconter comment vous êtes entrés en « religion du livre » ? Votre premier contact avec les livres ?
J.-C.C. : Je suis né à la campagne dans une maison sans livres. Mon père a lu et relu un seul livre, je crois, durant toute sa vie, Valentine, de George Sand. Lorsqu’on lui demandait pourquoi il le relisait toujours, il répondait : « Je l’aime beaucoup, pourquoi est-ce que j’en lirais d’autres ? »
Les premiers livres qui entrèrent dans la maison — si je fais exception pour quelques vieux missels — ont été mes livres d’enfant. Le premier livre que j’ai vu de ma vie, je pense, en allant à la messe, fut le livre sacré, placé en évidence sur l’autel et dont le prêtre tournait les pages avec respect. Mon premier livre fut donc un objet de vénération. Le prêtre, à cette époque, tournait le dos aux fidèles et lisait l’évangile avec une extrême ferveur, en chantant le début : « In illo tempore, dixit Jesus discipulis suis… »
La vérité sortait en chantant d’un livre. Quelque chose de profondément inscrit en moi me fait regarder la place du livre comme privilégiée, et même sacrée, trônant toujours plus ou moins sur l’autel de mon enfance. Le livre, parce qu’il est un livre, contient une vérité qui échappe aux hommes.
Etrangement, j’ai retrouvé ce sentiment beaucoup plus tard dans un film de Laurel et Hardy, qui comptent parmi mes personnages de prédilection. Laurel affirme quelque chose, je ne sais plus quoi. Hardy s’en étonne, lui demande s’il en est certain. Et Laurel répond : « Je le sais, je l’ai lu dans un livre. » Argument qui aujourd’hui encore me paraît suffisant.
J’ai été bibliophile très tôt, si tant est que je le sois, parce que j’ai retrouvé une liste de livres que j’avais établie à l’âge de dix ans. Elle contenait déjà quatre-vingts titres ! Jules Verne, James Oliver Curwood, Fenimore Cooper, Jack London, Mayne Reid et les autres. J’ai gardé cette liste près de moi comme une sorte de premier catalogue. Existait donc une attirance. Elle venait à la fois de la privation de livres et de cette aura extraordinaire, dans nos campagnes, du grand Missel. Il ne s’agissait pas d’un antiphonaire mais d’un livre de taille déjà respectable, lourd à porter pour un enfant.