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U.E. : Ma découverte du livre a été différente. Mon grand-père paternel, qui mourut lorsque j’avais cinq ou six ans, était typographe. Comme tous les typographes, il était politiquement engagé dans tous les combats sociaux de son temps. Socialiste humanitaire, il ne se contentait pas d’organiser la grève avec ses amis. Il invitait les briseurs de grève à déjeuner chez lui, le jour de la grève, pour leur éviter d’être battus !

Nous allions de temps à autre lui rendre visite en dehors de la ville. Depuis sa retraite, il était devenu relieur de livres. Chez lui, sur une étagère, un tas de livres attendaient d’être reliés. La plupart étaient illustrés ; vous savez, ces éditions de romans populaires du XIXe avec les gravures de Joannot, Lenoir… Mon amour du feuilleton est certainement né en grande partie à cette époque, lorsque je fréquentais l’atelier de mon grand-père. Quand il est mort, il y avait encore chez lui des ouvrages qu’on lui avait donnés à relier mais que personne n’était venu réclamer. Tout cela a été mis dans une énorme caisse dont mon père, premier de treize fils, a hérité.

Cette énorme caisse était donc dans la cave de la maison familiale, c’est-à-dire à portée de ma curiosité que la fréquentation de ce grand-père avait éveillée. Comme je devais descendre à la cave chercher le charbon pour le chauffage de la maison ou une bouteille de vin, je me retrouvais au milieu de tous ces livres non reliés, extraordinaires pour un enfant de huit ans. Tout était là pour éveiller mon intelligence. Non seulement Darwin, mais des livres érotiques et tous les épisodes de 1912 à 1921 du Giornale illustrato dei viaggi, la version italienne du Journal des Voyages et des aventures de terre et de mer. Mon imagination s’était donc nourrie de tous ces Français courageux qui pourfendaient le Prussien infâme, tout cela baignant dans un nationalisme outrancier que je ne percevais évidemment pas. Le tout assaisonné d’une cruauté dont nous n’avons pas idée, têtes coupées, vierges souillées, enfants éventrés dans les terres les plus exotiques.

Tout cet héritage grand-paternel a malheureusement disparu. Je les avais tellement lus et prêtés à mes amis que ces ouvrages ont fini par rendre l’âme. Un éditeur italien, Sonzogno, s’était spécialisé dans ces récits d’aventures illustrés. Comme, dans les années soixante-dix, le groupe éditorial qui me publiait l’a racheté, je me suis aussitôt réjoui à l’idée de pouvoir retrouver peut-être quelques ouvrages de ma jeunesse, comme par exemple Les Ravageurs de la mer de Jacolliot, traduit en italien sous le titre Il Capitano Satana. Mais le fonds de l’éditeur avait été détruit pendant la guerre par les bombardements. Pour reconstituer ma bibliothèque enfantine, j’ai dû fouiller pendant des années chez les bouquinistes et dans les marchés aux puces, et je n’ai pas encore fini…

J.-C.C. : Il faut souligner, et vous le faites ici, combien cette littérature enfantine a eu d’influence sur nos destinées. Les spécialistes de Rimbaud rappellent combien Le Bateau ivre doit à sa lecture de Costal l’Indien de Gabriel Ferry. Mais je constate, Umberto, que vous commencez par des récits d’aventures et des feuilletons, et moi par des livres sacrés. Au moins un. Ce qui explique peut-être quelques divergences dans nos chemins, qui sait ? Ce qui m’a vraiment étonné, lors de mes premiers séjours en Inde, c’est qu’il n’existe pas de livre dans le culte hindou. Il n’y a pas de texte écrit. On ne donne pas aux fidèles quelque chose à lire ou à chanter, puisqu’ils sont pour la plupart analphabètes.

C’est sans doute pour cette raison que nous insistons, en Occident, pour parler des « religions du Livre ». La Bible, le Nouveau Testament et le Coran sont prestigieux. Ils ne sont pas là pour des illettrés, pour les ignorants, pour les basses classes. Ils sont perçus comme, non pas écrits par Dieu mais pratiquement sous sa dictée ou en suivant son inspiration. Le Coran est recueilli sous la dictée d’un ange et le Prophète, auquel il est demandé de « lire » (c’est la toute première injonction), doit admettre qu’il ne sait pas, qu’il n’a pas appris. Le don de lire le monde et de le dire lui est alors accordé. La religion, le contact avec Dieu, nous élève vers la connaissance. Il est essentiel de lire.

Les Evangiles sont constitués à partir des témoignages d’apôtres qui ont mémorisé la parole du fils de Dieu. Pour la Bible, cela dépend des livres. Il n’y a pas une autre religion où le livre joue ce rôle de trait d’union entre le monde divin et le monde des hommes. Certains textes hindouistes sont sacrés, comme la Bhagavad-Gîtâ. Mais, encore une fois, ils ne figurent pas dans les objets de culte proprement dits.

J.-P. de T. : Est-ce que les mondes grec et romain ont vénéré le livre ?

U.E. : Pas comme objet religieux.

J.-C.C. : Peut-être les Romains ont-ils vénéré les livres sibyllins, qui contenaient les oracles des prêtresses grecques et que les chrétiens ont brûlés. Les deux livres « sacrés » des Grecs étaient sans doute Hésiode et Homère. Mais on ne peut pas dire qu’il s’agisse de révélations religieuses.

U.E. : Dans une civilisation polythéiste, il ne peut exister une autorité supérieure aux autres, et donc la notion d’un seul « auteur » de la révélation n’a pas de sens.

J.-C.C. : Le Mahâbhârata est écrit par Vyâsa, un aède, l’Homère indien. Mais nous nous situons dans un temps de pré-écriture. Vyâsa, l’auteur premier, ne sait pas écrire. Il explique qu’il a composé « le grand poème du monde » qui doit nous dire tout ce que nous devons savoir, mais il ne peut pas l’écrire, il ne sait pas. Les hommes — ou les dieux — n’ont pas encore inventé l’écriture. Vyâsa a besoin de quelqu’un pour écrire ce qu’il sait, pour établir la vérité parmi les hommes grâce à l’écriture. Brahmâ lui envoie, à cette occasion, le demi-dieu Ganesha qui apparaît avec son petit ventre rond, sa tête d’éléphant et une écritoire. Au moment d’écrire, il se casse l’une de ses défenses qu’il trempe dans son encrier. C’est pour cette raison que chaque représentation de Ganesha le montre avec la défense droite cassée. Une rivalité stimulante s’instaure d’ailleurs entre Ganesha et Vyâsa tout au long de l’écriture du poème. Le Mahâbhârata est donc contemporain de la naissance de l’écriture. Il est la première œuvre écrite.

U.E. : C’est aussi ce qu’on dit des poèmes homériques.

J.-C.C. : La vénération pour la Bible de Gutenberg, dont nous parlions, se justifie pleinement dans le contexte de nos religions du Livre. L’histoire moderne du livre commence aussi par une Bible.

U.E. : Mais cette vénération concerne surtout le milieu des bibliophiles.

J.-C.C. : Combien en existe-t-il ? Vous le savez ?

U.E. : Les sources ne sont pas unanimes. Nous pouvons calculer que deux cents à trois cents exemplaires ont probablement été imprimés. Quarante-huit survivent aujourd’hui, dont douze en vélin. Peut-être en existe-t-il quelques-uns qui dorment chez des particuliers. Notre vieille dame ignorante évoquée plus tôt et prête à s’en dessaisir.

J.-C.C. : Le fait qu’on ait pu sacraliser ainsi le livre prouve l’importance que le fait d’écrire et de lire a pu acquérir et conserver dans l’histoire successive des civilisations. D’où viendrait, sans cela, le pouvoir des lettrés en Chine ? Celui des scribes dans la civilisation égyptienne ? Le privilège de savoir lire et écrire était réservé à un très petit groupe d’individus qui en retiraient une autorité extraordinaire. Imaginez que nous soyons, vous et moi, les deux seules personnes à savoir écrire et lire dans la région. Nous pourrions nous prévaloir d’échanges mystérieux, de révélations redoutables et d’une correspondance entre nous dont personne ne pourrait questionner la teneur.