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U.E. : Là, vous voyez parfaitement ce qui distingue poésie et rhétorique. La poésie vous ferait redécouvrir l’écriture, le livre, la bibliothèque d’une manière absolument neuve. Tandis que Claudel dit exactement ce que nous savons ! Que le vers ne se termine pas parce que la page est finie mais parce qu’il obéit à une règle interne, etc. C’est donc de la rhétorique sublime. Mais il n’ajoute pas une seule idée nouvelle.

J.-C.C. : Alors que Claudel voit dans sa bibliothèque les « stratifications d’une mine de charbon », un de mes amis compare ses livres à une chaude fourrure. Il se sent comme réchauffé, comme abrité par les livres. Protégé contre l’erreur, contre l’incertitude et aussi contre les frimas. Etre entouré par toutes les idées du monde, par tous les sentiments, toute la connaissance et tous les errements possibles, vous offre une sensation de sécurité et de confort. Vous n’aurez jamais froid au sein de votre bibliothèque. Vous voilà protégé, en tout cas, contre les dangers glacés de l’ignorance.

U.E. : L’ambiance qui régnera dans la bibliothèque contribuera aussi à créer ce sentiment de protection. La structure sera de préférence ancienne. Autrement dit en bois. Les lampes seront à l’image de celles qu’on trouvait à la Bibliothèque nationale, de couleur verte. L’association du marron et du vert contribue à créer cette ambiance particulière. La bibliothèque de Toronto, absolument moderne (et dans son genre réussie), ne procure pas cette sensation de protection de la même manière que la Sterling Memorial Library de Yale, salle en style faux gothique, avec les différents étages meublés XIXsiècle. Je me souviens d’avoir eu l’idée du meurtre commis dans la bibliothèque du Nom de la rose en travaillant précisément à la Sterling Library de Yale. J’avais l’impression, en travaillant le soir sur la mezzanine, que tout pouvait m’arriver. Il n’existait pas d’ascenseur pour gagner la mezzanine, de telle sorte qu’une fois installé à votre table de travail, vous aviez l’impression que plus personne ne pouvait vous venir en aide. On aurait pu découvrir votre cadavre, planqué sous une étagère, plusieurs jours après le crime. Il y a ce sens de la préservation qui est aussi celui qui entoure les mémoriaux et les tombeaux.

J.-C.C. : Ce qui m’a toujours fasciné, dans ces grandes bibliothèques publiques, c’est cette petite cloche de lumière verte dessinant un cercle clair au centre duquel se trouve un livre. Vous avez votre livre, et vous êtes entouré par tous les livres du monde. Vous avez à la fois le détail et l’ensemble. C’est précisément ce qui me fait éviter ces bibliothèques modernes, froides, anonymes où on ne voit plus les livres. Nous avons totalement oublié qu’une bibliothèque, cela peut être beau.

U.E. : Lorsque je travaillais à ma thèse, je passais beaucoup de mon temps à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Dans ce type de bibliothèques, il était facile de se concentrer sur les livres dont nous étions en effet entourés, afin de prendre des notes. Dès qu’on a commencé à voir débarquer les photocopieuses Rank Xerox, ce fut le début de la fin. Vous pouviez reproduire le livre et l’emporter avec vous. Vous remplissiez votre maison de photocopies. Et le fait de les avoir en votre possession faisait que vous ne les lisiez plus.

Nous sommes dans la même situation avec Internet. Ou bien vous imprimez, et vous vous trouvez à nouveau tout encombré de documents que vous ne lirez pas. Ou bien vous lisez votre texte sur l’écran, mais une fois que vous cliquez pour aller plus loin dans votre recherche, vous perdez le souvenir de ce que vous venez de lire, de ce qui vous avait permis d’arriver à la page qui s’affiche maintenant sur votre écran.

J.-C.C. : Un point que nous n’avons pas abordé : pourquoi décidons-nous de placer un livre à côté d’un autre ? Pourquoi procédons-nous à tel type de rangement plutôt qu’à un autre ? Pourquoi soudain modifier l’ordre de ma bibliothèque ? Est-ce tout simplement afin que les livres côtoient d’autres livres ? Pour renouveler les fréquentations ? Les voisinages ? Je suppose un échange entre eux, je le souhaite, je le favorise. Ceux qui sont en bas, je les remonte pour leur redonner un peu de dignité, pour les mettre au niveau de mon œil et leur faire savoir que je ne les ai pas placés tout en bas à dessein, parce qu’ils étaient inférieurs, et par conséquent méprisables.

Nous en avons déjà parlé. Bien sûr, nous devons filtrer, aider en tout cas au filtrage qui de toute façon se fera, et essayer de sauver ce qui, à notre sens, ne doit pas être perdu en route. Ce qui peut plaire à ceux qui nous suivront, ce qui peut les aider aussi, ou les amuser à nos dépens. Nous devons également donner du sens, lorsque nous le pouvons, non sans prudence. Mais nous traversons une époque coincée, incertaine, où le premier devoir de chacun, sans doute, quand il le peut, est de favoriser les échanges entre les savoirs, les expériences, les points de vue, les espérances, les projets. Et de les mettre en relation. Ce sera peut-être la première tâche de ceux qui viendront après nous. Lévi-Strauss disait des cultures qu’elles ne sont vivantes que dans la mesure où elles sont en contact avec d’autres. Une culture solitaire ne mériterait pas ce nom.

U.E. : Un jour, ma secrétaire eut envie de dresser un catalogue de mes livres pour en préciser l’emplacement. Je l’en ai dissuadée. Si je suis en train d’écrire mon livre sur La Langue parfaite, je vais reconsidérer cette bibliothèque en fonction de ce nouveau critère, je vais l’aménager. Quels sont les livres qui sont alors les plus susceptibles de nourrir ma réflexion sur le sujet ? Lorsque j’en aurai terminé, certains rejoindront le rayon de linguistique, d’autres le rayon d’esthétique, mais d’autres se trouveront déjà embarqués dans une autre recherche.

J.-C.C. : Il faut dire que rien n’est plus difficile que de ranger une bibliothèque. A moins de commencer à mettre un peu d’ordre dans le monde. Qui s’y hasarderait ? Comment allez-vous ranger ? Par matières ? Mais alors vous auriez des ouvrages de formats très différents et vous devriez revoir vos rayonnages. Alors par formats ? Par époques ? Par auteurs ? Vous avez des auteurs qui ont écrit sur tout. Si vous optez pour un rangement par matières, un auteur comme Kircher se retrouvera dans chaque rayon.

U.E. : Leibniz s’était posé le même problème. Et pour lui, c’était le problème de l’organisation d’un savoir. Le même problème que se sont posé D’Alembert et Diderot à propos de l’Encyclopédie.

J.-C.C. : Les problèmes n’ont commencé à se poser véritablement qu’à une date récente. Une grande bibliothèque privée, au XVIIsiècle, contenait au maximum trois mille volumes.

U.E. : Tout simplement, répétons-le, parce que les livres coûtaient infiniment plus cher qu’aujourd’hui. Un manuscrit coûtait une fortune. De telle sorte qu’il était préférable parfois de le recopier à la main au lieu de l’acheter.

Je voudrais maintenant vous conter une histoire amusante. J’ai visité la bibliothèque de Coimbra, au Portugal. Les tables étaient recouvertes d’un drap feutré, un peu comme des tables de billard. Je demande les raisons de cette protection. On me répond que c’est pour protéger les livres de la fiente des chauves-souris. Pourquoi ne pas les éliminer ? Tout simplement parce qu’elles mangent les vers qui attaquent les livres. En même temps, le ver ne doit pas être radicalement proscrit et condamné. C’est le passage du ver à l’intérieur de l’incunable qui nous permet de savoir de quelle manière les feuillets ont été reliés, s’il n’y a pas des parties plus récentes que d’autres. Les trajectoires des vers dessinent parfois d’étranges figures qui apportent un certain cachet à des livres anciens. Dans les manuels à l’adresse des bibliophiles, nous trouvons toutes les instructions nécessaires pour nous protéger des vers. Un de ces conseils est d’employer le Zyklon B, la substance même utilisée par les nazis dans les chambres à gaz. Certes, il vaut mieux l’employer pour tuer des insectes que des hommes, mais cela fait tout de même une certaine impression.