Une autre méthode, moins barbare, consiste à placer un réveil dans sa bibliothèque, un de ceux que possédaient nos grand-mères. Il semblerait que son bruit régulier et les vibrations qu’il transmet au bois dissuadent les vers de sortir de leurs cachettes.
J.-C.C. : Un réveil qui endort, autrement dit.
J.-P. de T. : Le contexte de ces religions du Livre crée bien entendu une forte incitation en faveur de la lecture. Il n’en reste pas moins vrai que la grande majorité des habitants de la planète vit à l’écart des librairies et des bibliothèques. Pour ceux-là, le livre est lettre morte.
U.E. : Une enquête réalisée à Londres a montré qu’un quart des personnes interrogées croyaient que Winston Churchill et Charles Dickens étaient des personnages imaginaires, tandis que Robin Hood et Sherlock Holmes avaient existé.
J.-C.C. : L’ignorance est tout autour de nous, souvent arrogante et revendiquée. Elle fait même du prosélytisme. Elle est sûre d’elle, elle proclame sa domination par la bouche étroite de nos politiciens. Et le savoir, fragile et changeant, toujours menacé, doutant de lui-même, est sans doute un des derniers refuges de l’utopie. Croyez-vous qu’il est vraiment important de savoir ?
U.E. : Je crois que c’est fondamental.
J.-C.C. : Que le plus grand nombre de gens sachent le plus grand nombre de choses possible ?
U.E. : Que le plus grand nombre possible de nos semblables connaissent le passé. Oui. C’est le fondement de toute civilisation. Le vieux qui, le soir, sous le chêne, raconte les histoires de la tribu, c’est lui qui établit le lien de la tribu avec le passé et qui transmet l’expérience des ans. Notre humanité est sans doute tentée de penser, comme le font les Américains, que ce qui s’est passé il y a trois cents ans ne compte plus, n’a plus aucune importance pour nous. George W. Bush, qui n’avait pas lu les ouvrages sur les guerres anglaises en Afghanistan, n’a donc pas pu tirer le moindre enseignement de l’expérience des Anglais et il a envoyé son armée au casse-pipe. Si Hitler avait étudié la campagne de Russie de Napoléon, il n’aurait pas fait la bêtise de s’y engager. Il aurait su que l’été n’est jamais assez long pour arriver à Moscou avant l’hiver.
J.-C.C. : Nous avons parlé de ceux qui cherchent à interdire les livres et de ceux qui ne les lisent pas par simple paresse ou ignorance. Mais il y a aussi la théorie de la « docte ignorance » de Nicolas de Cues. « Tu trouveras quelque chose de plus dans une feuille d’arbre que dans les livres », écrit saint Bernard à l’abbé de Vauclair, Henri Murdach. « Les arbres et les rochers t’enseigneront ce que tu ne peux apprendre d’aucun maître. » Par le fait même qu’il est un texte articulé et imprimé, le livre ne peut rien nous apprendre, et il est même souvent suspect car il nous donne à partager les impressions d’un seul individu. C’est dans la contemplation de la nature que se trouve le vrai savoir. Je ne sais si vous connaissez le beau texte de José Bergamin, La Décadence de l’analphabétisme. Il pose cette question : qu’avons-nous perdu en apprenant à lire ? Quelles formes de connaissance possédaient les hommes de la préhistoire, ou les peuples sans écriture, que nous aurions irrémédiablement perdues ? Question sans réponse, comme toutes les questions aiguës.
U.E. : Il me semble que chacun peut répondre pour lui-même. Les grands mystiques ont varié face à cette question. Thomas a Kempis, dans L’Imitation de Jésus-Christ, dit par exemple qu’il n’a jamais pu trouver de paix dans sa vie sinon en se mettant quelque part à l’écart avec un livre. Et au contraire, Jacob Böhme connaît sa grande expérience illuminatrice lorsqu’un rayon de lumière vient frapper le pot d’étain posé devant lui. Il se moque bien, à ce moment-là, d’avoir ou non à portée de lui des livres, car il a la révélation de toute son œuvre à venir. Mais nous qui sommes des gens du livre, nous n’aurions rien à tirer d’un bidet frappé par un rayon de soleil.
J.-C.C. : Je reviens à nos bibliothèques. Peut-être avez-vous fait une expérience semblable. Très souvent, il m’arrive de me rendre dans une pièce où j’ai des livres et de simplement les regarder, sans en toucher un. Je reçois quelque chose que je ne saurais dire. C’est intriguant et en même temps rassurant. Lorsque je m’occupais de la Fémis, sachant que Jean-Luc Godard cherchait un endroit où travailler à Paris, nous l’avions autorisé à squatter une pièce, avec la seule obligation de prendre quelques étudiants avec lui lorsqu’il monterait ses films. Il tourne donc un film et, le tournage achevé, il installe sur les étagères toutes les boîtes de différentes couleurs qui contenaient les différentes séquences. Il est resté plusieurs jours à regarder ces bobines sans les ouvrir avant de commencer son montage. Ce n’était pas un jeu. Il était seul. Il regardait les boîtes. Je passais le voir de temps en temps. Il était là, essayant de se souvenir peut-être, ou cherchant un ordre, une inspiration.
U.E. : Ce n’est pas une expérience que peuvent faire uniquement ceux qui ont accumulé beaucoup de livres chez eux, ou de bobines, comme dans votre exemple. On peut avoir la même expérience dans une bibliothèque publique et parfois dans une grande librairie. Combien de nous ne se sont pas nourris du simple parfum de livres qu’on voyait sur des rayons mais qui n’étaient pas les nôtres ? Contempler les livres pour en tirer du savoir. Tous ces livres que vous n’avez pas lus vous promettent quelque chose. Or, une raison d’être optimiste est que de plus en plus de gens ont accès aujourd’hui à la vision d’une grande quantité de livres. Lorsque j’étais encore enfant, une librairie était un lieu très sombre, peu accueillant. Vous entriez, un homme habillé en noir vous demandait ce que vous désiriez. Il était tellement effrayant que vous ne songiez pas à vous attarder. Or, il n’y a jamais eu dans l’histoire des civilisations autant de librairies qu’aujourd’hui, belles, lumineuses, où vous pouvez vous promener, feuilleter, faire des découvertes sur trois ou quatre étages, les Fnac en France, les librairies Feltrinelli en Italie, par exemple. Et si je me rends dans ces endroits, je découvre qu’ils sont pleins de jeunes gens. Je répète qu’il n’est pas nécessaire qu’ils achètent et même qu’ils lisent. Il suffit de feuilleter, de jeter un coup d’œil à la quatrième de couverture. Nous aussi nous avons appris un tas de choses en lisant de simples comptes rendus. Il est possible d’objecter que sur six milliards d’êtres humains le pourcentage des lecteurs reste très bas. Mais quand j’étais un gamin, nous n’étions alors que deux milliards sur la planète et les librairies étaient désertes. Le pourcentage semble plus favorable de nos jours.