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J.-P. de T. : Vous avez déjà dit pourtant que cette abondance d’informations, sur Internet, pouvait finir par produire six milliards d’encyclopédies et devenir tout à fait contre-productive, paralysante…

U.E. : Il y a une différence entre le vertige « mesuré » d’une belle librairie et le vertige infini d’Internet.

J.-P. de T. : Nous évoquons ces religions du Livre qui le sacralisent. Le Livre référent suprême qui va servir alors à disqualifier et proscrire tous les livres qui s’écarteraient des valeurs que le Livre véhicule. Il me semble que cette discussion nous invite à dire un mot sur ce que nous appelons « l’Enfer » de nos bibliothèques, lieu où sont rassemblés les livres qui, même s’ils ne sont pas brûlés, sont placés à l’écart dans le souci d’en protéger les éventuels lecteurs.

J.-C.C. : Il y a plusieurs manières d’aborder le sujet. J’ai découvert par exemple, non sans étonnement, que dans toute la littérature espagnole, il n’existait pas un seul texte érotique jusqu’à la seconde moitié du XXsiècle. C’est une sorte d’« Enfer » mais en creux.

U.E. : Mais ils ont tout de même le plus terrible blasphème du monde, que je n’ose pas citer ici.

J.-C.C. : Oui, mais pas un seul texte érotique. Un ami espagnol me disait qu’étant enfant dans les années soixante, soixante-dix, un copain lui fit remarquer que dans le Quijote on parlait des tetas, c’est-à-dire des tétons, d’une femme. Un jeune garçon espagnol pouvait encore s’étonner dans ces années-là de trouver le mot tetas chez Cervantès, et même s’exciter. A part ça, rien de connu. Pas même de chansons de corps de garde. Tous les grands auteurs français ont écrit un ou plusieurs textes pornographiques, de Rabelais à Apollinaire. Pas les auteurs espagnols. L’Inquisition a vraiment réussi en Espagne à purger le vocabulaire, à étouffer les mots sinon la chose. Même L’Art d’aimer d’Ovide y fut longtemps interdit. C’est d’autant plus étrange que certains des auteurs latins qui se sont commis à rédiger ce genre de littérature étaient d’origine espagnole. Je pense par exemple à Martial, qui était de Calatayud.

U.E. : Il a existé des civilisations plus libres à l’égard des choses du sexe. Vous voyez des fresques à Pompéi ou des sculptures en Inde qui vous le laissent entendre. On a été assez libre à la Renaissance, mais avec la Contre-Réforme, on commence à habiller les corps nus de Michel-Ange. Plus curieuse est la situation au Moyen Age. Un art officiel très prude et très pieux, mais en revanche, une avalanche d’obscénités dans le folklore et dans la poésie des goliards…

J.-C.C. : On dit que l’Inde a inventé l’érotisme, ne serait-ce que parce qu’elle possède avec le Kâma-Sûtra le plus ancien manuel de sexualité connu. Toutes les positions possibles, toutes les formes de sexualité y sont en effet représentées, comme sur les façades des temples de Kajuraho. Mais depuis ces temps apparemment voluptueux, l’Inde n’a pas cessé d’évoluer vers un puritanisme de plus en plus strict. Dans le cinéma indien contemporain, on ne s’embrasse même pas sur la bouche. Sans doute sous l’influence de l’islam d’un côté et du victorianisme anglais de l’autre. Mais je ne suis pas persuadé qu’il n’existe pas aussi un puritanisme proprement indien. Si nous parlons maintenant de ce qui se passait tout récemment chez nous, je parle des années cinquante lorsque j’étais étudiant, je me souviens que nous devions nous rendre dans les sous-sols d’une librairie située boulevard de Clichy, à l’angle de la rue Germain-Pilon, pour y trouver des livres érotiques. Il y a cinquante-cinq ans à peine. Pas de quoi faire les fanfarons !

U.E. : Voilà donc exactement le principe de « l’Enfer » de la Bibliothèque nationale à Paris. Il ne s’agit pas d’interdire ces livres, mais de ne pas les mettre à la disposition de tous.

J.-C.C. : Ce sont des ouvrages à caractère pornographique essentiellement, ceux qui vont contre les bonnes mœurs, qui constitueront « l’Enfer » de la Bibliothèque nationale, créée au lendemain de la Révolution à partir des fonds confisqués dans les monastères, les châteaux, chez certains particuliers, et y compris à partir de la bibliothèque royale. « L’Enfer », lui, attendra la Restauration, époque où triomphent à nouveau tous les conservatismes. J’aime cette idée que, pour visiter l’Enfer des livres, il faut une autorisation spéciale. On croit facile d’aller en enfer. Pas du tout. L’Enfer est sous clé. N’y entre pas qui veut. La Bibliothèque François-Mitterrand a d’ailleurs organisé une exposition sur ces livres sortis de l’Enfer, et ce fut un succès.

J.-P. de T. : Avez-vous visité cet Enfer ?

U.E. : A quoi bon puisque tous les ouvrages qu’il contient ont maintenant été publiés ?

J.-C.C. : Je ne l’ai pas visité, sinon partiellement, et sans doute contient-il des ouvrages que nous avons lus, vous et moi, mais dans des éditions très recherchées par les bibliophiles. Et ce n’est pas seulement un fonds de livres français. La littérature arabe est aussi extrêmement riche sur le sujet. Il existe des équivalents du Kâma-Sûtra en arabe et aussi en persan. Cependant, à l’image de l’Inde que nous évoquions, le monde arabo-musulman paraît avoir oublié ses origines flamboyantes pour un puritanisme inattendu qui ne correspond en aucune manière à la tradition de ces peuples.

Revenons à notre XVIIIsiècle français : il est indiscutablement le siècle où la littérature érotique illustrée — née semble-t-il en Italie deux siècles plus tôt — apparaît et se répand, même si elle est éditée de manière clandestine. Sade, Mirabeau, Restif de La Bretonne se vendent sous le manteau. Ce sont des auteurs qui ont pour dessein d’écrire des livres pornographiques racontant plus ou moins, avec des variantes, l’histoire d’une jeune fille qui arrive de province et qui se trouve livrée à toutes les débauches de la capitale.

En fait, il s’agit, sous un masque, d’une littérature prérévolutionnaire. A cette époque, l’érotisme en littérature dérange réellement les bonnes mœurs et les bonnes pensées. Elle est une attaque directe à la bienséance. Derrière les scènes d’orgie, on croirait entendre le son du canon. Mirabeau est un de ces auteurs érotiques. Le sexe est un tremblement social. Ce lien entre érotisme, pornographie et une situation prérévolutionnaire n’existera évidemment plus de la même manière après la période à proprement parler révolutionnaire. Il ne faut pas oublier que, sous la Terreur, les vrais amateurs de ces exercices, à leurs risques et périls, louaient un carrosse, se rendaient place de la Concorde pour assister à une exécution capitale et en profitaient pour se livrer parfois, dans la voiture et sur la place même, à une partie carrée.

Sade, monument inégalable en la matière, a été un révolutionnaire. Il est allé en prison pour cette raison et non pas pour ses écrits. Nous devons insister pour dire que ces livres-là brûlaient réellement les mains et les yeux. La lecture de ces lignes chaudes constituait, tout autant que l’écriture, un geste subversif.

Cette dimension subversive demeure après la Révolution, dans ces publications, mais dans la sphère sociale, et non plus dans la sphère politique. Ce qui n’empêche pas, bien entendu, de les interdire. Raison pour laquelle certains auteurs de livres pornographiques ont toujours nié les avoir écrits, et cela jusqu’à nos jours. Aragon a toujours nié être l’auteur du Con d’Irène. Mais une chose est certaine : ils n’ont pas écrit ça pour gagner de l’argent.