L’interdit qui frappe ces ouvrages promis à l’Enfer fait qu’ils sont vendus à très peu d’exemplaires. Il y a plutôt un besoin d’écrire qu’un désir de gagner de l’argent. Lorsque Musset écrit Gamiani avec George Sand, il éprouve probablement le besoin d’échapper à ses mièvreries habituelles. Alors il y va carrément. Ce sont « trois nuits d’excès ».
J’ai plusieurs fois abordé ces questions avec Milan Kundera. Il pense que le christianisme a réussi, par la confession, par une persuasion profonde, à pénétrer jusque dans le lit des amants et à les contraindre dans leurs jeux érotiques, voire à les culpabiliser, à leur faire éprouver un sentiment de péché, peut-être délicieux lorsqu’ils commettent une sodomie par exemple, mais qu’il faut ensuite confesser, expier. Un péché qui ramène en somme à l’Eglise. Tandis que le communisme n’y est jamais arrivé. Le marxisme-léninisme, si complexe, si puissamment organisé qu’il fût, s’arrêtait au seuil de la chambre à coucher. Un couple, de préférence illégitime, qui, à Prague sous la dictature communiste, fait l’amour, est encore conscient d’accomplir un acte subversif. La liberté leur fait défaut partout, dans tous les actes de leur vie, sauf dans leur lit.
Que faire de sa bibliothèque après sa mort ?
J.-P. de T. : Vous nous avez dit, Jean-Claude, avoir été tenu de vendre une partie de votre bibliothèque et n’en avoir pas ressenti un trop grand chagrin. Je voudrais vous interroger maintenant sur la destinée de ces collections que vous avez constituées. Si on est le créateur d’une telle collection, d’une œuvre bibliophilique, on se doit nécessairement de considérer le sort de celle-ci une fois qu’on ne sera plus en mesure de s’en occuper. Je voudrais donc, si vous me le permettez, parler du sort de vos bibliothèques après votre disparition.
J.-C.C. : Ma collection a été amputée en effet et, étrangement, cela ne m’a nullement chagriné de vendre tout un paquet de beaux livres. Mais j’ai connu à cette occasion une joyeuse surprise. J’avais confié à Gérard Oberlé une partie de mon fonds surréaliste où se trouvaient à l’époque d’assez belles choses, des manuscrits, des ouvrages dédicacés. Oberlé était chargé de les écouler peu à peu.
Le jour où j’ai enfin payé mes dettes, je l’ai appelé pour savoir où nous en étions de cette vente. Il m’apprit qu’il restait encore pas mal de livres qui n’avaient pas trouvé preneur. Je lui demandai de me les renvoyer. Plus de quatre ans s’étaient passés. L’oubli avait commencé son travail. J’ai retrouvé des livres que je possédais avec tout l’émerveillement de la découverte. Comme de grandes bouteilles intactes que j’aurais pensé avoir bues.
Ce que deviendront mes livres après ma mort ? Ma femme et mes deux filles en décideront. Simplement, par testament, je donnerai sans doute tel ou tel livre à tel ou tel de mes amis. Comme cadeau post mortem, comme un signe, comme un relais. Pour être sûr qu’il ne m’oubliera pas tout à fait. Je suis en train de réfléchir à celui que j’aimerais vous léguer. Ah, si j’avais le Kircher qui vous manque… mais je ne l’ai pas.
U.E. : Pour ce qui concerne ma collection, je ne voudrais évidemment pas qu’elle soit dispersée. La famille pourra la donner à une bibliothèque publique ou bien la vendre par l’intermédiaire d’une vente aux enchères. Elle sera alors vendue complète, à une université. C’est tout ce qui m’importe.
J.-C.C. : Vous, vous avez une véritable collection. C’est une œuvre que vous avez bâtie de longue haleine et vous ne voulez pas qu’elle soit démembrée. C’est normal. Elle parle de vous peut-être tout aussi bien que vos propres ouvrages. Je dirais la même chose pour ce qui me concerne : l’éclectisme qui a présidé à la constitution de ma bibliothèque parle de moi tout aussi bien. On n’a cessé de me répéter tout au long de ma vie que j’étais dispersé. Ma bibliothèque est donc à mon image.
U.E. : Je ne sais si la mienne est à mon image. Je l’ai dit, je collectionne des œuvres auxquelles je ne crois pas, donc il s’agit d’une image de moi à l’envers. Ou peut-être est-ce une image de moi en tant qu’esprit contradictoire. Mon incertitude est due au fait que je montre ma collection à très peu de gens. Une collection de livres est un phénomène masturbatoire, solitaire, et vous trouvez rarement des gens qui peuvent partager votre passion. Si vous possédez de très beaux tableaux, les gens viendront chez vous les admirer. Mais vous ne trouverez jamais personne pour s’intéresser vraiment à votre collection de vieux livres. Ils ne comprennent pas pourquoi vous donnez tellement d’importance à un petit bouquin sans aucun attrait, et pourquoi il vous a coûté des années de recherches.
J.-C.C. : Pour justifier notre coupable penchant, je dirais que vous pouvez avoir avec le livre original presque un rapport de personne à personne. Une bibliothèque, c’est un peu une compagnie, un groupe d’amis vivants, d’individus. Le jour où vous vous sentez un peu isolé, un peu déprimé, vous pouvez vous adresser à eux. Ils sont là. D’ailleurs il m’arrive d’y faire des fouilles, d’y découvrir des choses cachées dont j’avais oublié la présence.
U.E. : Je l’ai dit, c’est un vice solitaire. Pour des raisons mystérieuses, l’attachement que nous pouvons avoir pour un livre n’est en aucune façon lié à sa valeur. J’ai des livres auxquels je suis très attaché et qui n’ont pas une grande valeur commerciale.
J.-P. de T. : Que représentent vos collections d’un point de vue bibliophilique ?
U.E. : Je crois qu’il se fait d’habitude une confusion entre bibliothèque personnelle et collection de livres anciens. J’ai, entre ma maison principale et mes maisons secondaires, cinquante mille livres. Mais il s’agit de livres modernes. Mes livres rares représentent mille deux cents titres. Mais il y a encore une différence. Les livres anciens sont ceux que j’ai choisis (et payés), les livres modernes sont des livres que j’ai achetés au cours des années mais aussi, et de plus en plus, des livres que je reçois en hommage. Or, bien que j’en donne tout un tas à mes étudiants, j’en garde un assez grand nombre, et nous voilà au chiffre de cinquante mille.
J.-C.C. : Si je mets ma collection de contes et légendes à part, j’ai peut-être deux mille ouvrages anciens sur un total de trente ou quarante mille. Mais certains de ces ouvrages sont parfois un fardeau. Vous ne pouvez plus vous séparer de l’ouvrage qu’un ami vous a dédicacé, par exemple. Cet ami peut venir chez vous. Il faut alors qu’il aperçoive son livre, et en bonne place.
Il y a aussi des gens qui découpent le nom du dédicataire sur la page de dédicace pour pouvoir vendre leur exemplaire sur les quais. C’est à peu près aussi affreux que de découper des incunables pour les vendre page par page. J’imagine que vous recevez, vous aussi, les livres de tous les amis qu’Umberto Eco doit avoir dans le monde !
U.E. : J’avais fait un calcul à ce sujet, mais il date un peu. Il faudrait le réactualiser. J’ai considéré le prix du mètre carré à Milan pour un appartement qui n’était ni dans le centre historique (trop cher), ni dans la périphérie prolétaire. Je devais me faire alors à l’idée que pour une habitation d’une certaine dignité bourgeoise, je devais le payer 6 000 euros, soit pour une superficie de cinquante mètres carrés, 300 000 euros. Si maintenant je déduisais l’emplacement des portes, des fenêtres et d’autres éléments qui viendraient nécessairement rogner sur l’espace disons « vertical » de l’appartement, autrement dit les murs susceptibles d’accueillir des rayonnages de livres, je ne pouvais prendre réellement en compte que vingt-cinq mètres carrés. Donc, un mètre carré vertical me coûtait 12 000 euros.