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La plupart des spécialistes s’accordent aujourd’hui à reconnaître qu’il a même existé un Evangile originel appelé le Q Gospel — c’est-à-dire l’Evangile source, d’après le mot allemand « Quelle » — qu’il est possible de reconstituer à partir des Evangiles selon Luc, Matthieu et Jean qui font tous les trois référence aux mêmes sources. Cet Evangile originel a totalement disparu. Cependant, pressentant son existence, les spécialistes ont travaillé à le reconstituer.

Qu’est-ce donc qu’un texte sacré ? Un brouillard, un puzzle ? Dans le cas du bouddhisme, les choses sont quelque peu différentes. Le Bouddha n’a, lui non plus, rien écrit. Mais, à la différence de Jésus, il a parlé pendant beaucoup plus longtemps. Il est admis que Jésus a eu deux ou trois ans d’activité de prédication, au plus. Le Bouddha, même sans écrire, a enseigné au moins durant trente-cinq ans. Un disciple très proche, Ananda, au lendemain de sa mort, a commencé à retranscrire ses paroles, assisté par le groupe qui l’avait suivi. Le Sermon de Bénarès, premières paroles du Bouddha, texte qui contient les fameuses « Quatre Nobles Vérités », connues par cœur et soigneusement retranscrites, et qui constitue l’enseignement de base de toutes les écoles bouddhiques, représente un feuillet, pas davantage. Le bouddhisme, au départ, c’est un feuillet. Et ce simple feuillet, par la suite, à partir des retranscriptions d’Ananda, a engendré des millions de livres.

J.-P. de T. : Un feuillet conservé. Peut-être parce que tous les autres ont disparu. Comment le savoir ? C’est la foi qui prête à ce texte une valeur particulière. Mais peut-être l’enseignement véritable du Bouddha était-il consigné dans des traces de pas ou des documents aujourd’hui effacés ou disparus ?

J.-C.C. : Peut-être serait-il intéressant en effet de nous placer dans une situation dramatique classique : le monde est menacé et nous devons sauver certains objets de culture pour les placer en un lieu sûr. La civilisation est menacée, par exemple, par une gigantesque catastrophe climatique. Il faut faire vite. Nous ne pouvons pas tout protéger, tout emporter. Que choisirions-nous ? Quel support ?

U.E. : Nous avons vu que les supports modernes deviennent rapidement obsolètes. Pourquoi courir le risque de nous encombrer d’objets qui risqueraient de demeurer muets, illisibles ? Nous avons fait la preuve scientifique de la supériorité des livres sur tout autre objet que nos industries de la culture ont mis sur le marché ces dernières années. Donc, si je dois sauver quelque chose de facilement transportable et qui a fait la preuve de sa capacité à résister aux outrages du temps, je choisis le livre.

J.-C.C. : Nous comparons nos techniques modernes, plus ou moins adaptées à nos vies de gens pressés, à ce qu’ont été le livre et ses modes de fabrication, de circulation. Je vous donne un exemple de la manière dont le livre peut aussi suivre le mouvement de l’Histoire au plus près, se plier à son rythme. Pour écrire Les Nuits de Paris, Restif de La Bretonne marche dans la capitale et décrit simplement ce qu’il voit. En a-t-il vraiment été le témoin ? Les commentateurs en discutent. Restif était connu pour être un homme qui fantasmait, qui imaginait volontiers le monde qu’il présentait comme réel. Par exemple, chaque fois qu’il rapporte une coucherie avec une pute, il découvre qu’elle est une de ses filles.

Les deux derniers volumes des Nuits de Paris sont écrits sous la Révolution. Restif non seulement rédige le récit de sa nuit, mais il le compose et l’imprime au matin, sur une presse, dans un sous-sol. Et comme il ne parvient pas à se procurer du papier durant cette époque troublée, il ramasse dans les rues, au cours de ses promenades, des affiches, des tracts qu’il fait bouillir, obtenant ainsi une pâte de très mauvaise qualité. Le papier de ces deux derniers volumes n’est pas du tout celui des premiers. Autre caractéristique de son travail, il imprime en abrégé, parce qu’il manque de temps. Il met « Rev. », par exemple, pour « Révolution ». C’est étonnant. Le livre lui-même dit la hâte d’un homme qui veut à toute force couvrir l’événement, aller aussi vite que l’Histoire. Et si les faits rapportés ne sont pas vrais, alors Restif est un prodigieux menteur. Par exemple il a vu un personnage qu’il appelle « le toucheur ». Cet homme se promenait discrètement dans la foule autour de l’échafaud et, chaque fois qu’une tête tombait, il mettait la main au cul d’une femme.

C’est Restif qui a parlé des travestis, qu’on appelait alors des « efféminés », sous la Révolution. Je me rappelle aussi une scène sur laquelle nous avons beaucoup rêvé, avec Milos Forman. Un condamné est amené à l’échafaud avec d’autres, dans une charrette. Il a son petit chien avec lui, qui l’a suivi. Avant de monter vers le supplice, il se tourne vers la foule pour savoir si quelqu’un veut s’en charger. L’animal est très affectueux, précise-t-il. Il le tient dans ses bras, il l’offre. Et la foule lui répond par des injures. Les gardes s’impatientent et arrachent le chien des mains du condamné, qui est aussitôt guillotiné. Le chien, en gémissant, va lécher le sang de son maître, dans la corbeille. Exaspérés, les gardes finissent par tuer le chien à coups de baïonnette. Alors la foule se déchaîne contre les gardes. « Assassins ! Vous n’avez pas honte ? Qu’est-ce qu’il vous avait fait, ce malheureux chien ? »

Je me suis un peu égaré, mais le défi de Restif — un livre-reportage, un livre « en direct » — me paraît unique. Revenons à la question : quels livres tenterions-nous de sauver en cas de malheur ? Le feu se déclare dans votre maison, savez-vous quels ouvrages vous chercheriez d’abord à protéger ?

U.E. : Après que j’ai parlé si bien des livres, laissez-moi vous dire que j’arracherais mon disque dur externe de 250 gigas, contenant tous mes écrits des trente dernières années. Après quoi, si j’en avais encore la possibilité, je chercherais à sauver bien entendu un de mes livres anciens, pas nécessairement le plus coûteux, mais celui que j’aime davantage. Seulement voilà : comment choisir ? Je suis attaché à un très grand nombre d’entre eux. J’espère n’avoir pas le temps d’y réfléchir trop longtemps. Disons que j’irais peut-être prendre le Peregrinatio in Terram Sanctam, de Bernhard von Breydenbach, Speier, Drach, 1490, sublime pour ses gravures sur plusieurs feuillets repliés.

J.-C.C. : Pour ma part je prendrais sans doute un manuscrit d’Alfred Jarry, un d’André Breton, un livre de Lewis Carroll qui contient une lettre de lui. Une triste histoire est arrivée à Octavio Paz. Sa bibliothèque a brûlé. Une tragédie ! Et vous pouvez imaginer ce qu’était la bibliothèque d’Octavio Paz ! Riche de tous les ouvrages que les surréalistes du monde entier lui avaient dédicacés. Ce fut la grande douleur de ses deux dernières années.

Si on me posait la même question à propos des films, je serais plus embêté pour répondre. Pourquoi ? Tout simplement parce que, encore une fois, beaucoup de films ont disparu. Il y a même des films auxquels j’ai travaillé qui sont irrémédiablement hors d’usage. Une fois le négatif perdu, le film n’existe plus. Et même si le négatif existe quelque part, c’est souvent toute une histoire pour le retrouver, et cela coûte cher d’en tirer une copie.

Il me semble que l’univers de l’image, et du film en particulier, illustre à merveille la question de l’accélération exponentielle des techniques. Nous sommes nés vous et moi dans le siècle qui, le premier dans l’Histoire, a inventé de nouveaux langages. Si nos entretiens se déroulaient cent vingt ans plus tôt, nous ne pourrions évoquer que le théâtre et le livre. La radio, le cinéma, l’enregistrement de la voix et des sons, la télévision, les images de synthèse, la bande dessinée n’existeraient pas. Or, chaque fois qu’une nouvelle technique apparaît, elle veut faire la démonstration qu’elle dérogera aux règles et contraintes qui ont présidé à la naissance de toute autre invention dans le passé. Elle se veut fière et unique. Comme si la nouvelle technique charriait avec elle, automatiquement, une aptitude naturelle pour ses nouveaux utilisateurs à faire l’économie de tout apprentissage. Comme si elle apportait d’elle-même un nouveau talent. Comme si elle s’apprêtait à balayer tout ce qui l’a précédée, faisant du même coup des analphabètes retardataires de tous ceux qui oseraient la refuser.