J’ai été témoin de ce chantage toute ma vie. Alors que, en réalité, c’est le contraire qui se passe. Chaque nouvelle technique exige une longue initiation à un nouveau langage, d’autant plus longue que notre esprit est formaté par l’utilisation des langages qui ont précédé la naissance de ce nouveau venu. A partir des années 1903–1905 se forme un nouveau langage du cinéma qu’il faut absolument connaître. Beaucoup de romanciers s’imaginent pouvoir passer de l’écriture d’un roman à celle d’un scénario. Ils se trompent. Ils ne voient pas que ces deux objets écrits — un roman et un scénario — utilisent en réalité deux écritures différentes.
La technique n’est en aucune façon une facilité. C’est une exigence. Faire une pièce de théâtre pour la radio, rien de plus compliqué.
Les poules ont mis un siècle pour apprendre à ne pas traverser la route
J.-P. de T. : Revenons aux changements techniques qui devraient nous amener ou non à nous détourner des livres. Sans doute les instruments de la culture sont-ils aujourd’hui plus fragiles et moins durables que ne l’étaient nos incunables, qui résistent merveilleusement au temps. Pourtant ces nouveaux outils, que nous le voulions ou non, bouleversent nos habitudes de penser et nous éloignent de celles que le livre a induites.
U.E. : La vitesse avec laquelle la technologie se renouvelle nous oblige à un rythme insoutenable de réorganisation continuelle de nos habitudes mentales, en effet. Tous les deux ans, il faudrait changer d’ordinateur puisque c’est précisément ainsi que sont conçus ces appareils : pour devenir obsolètes après un certain délai, les réparer revenant plus cher que les remplacer. Chaque année il faudrait changer de voiture parce que le nouveau modèle présente des avantages en termes de sécurité, de gadgets électroniques, etc. Et chaque nouvelle technologie implique l’acquisition d’un nouveau système de réflexes, lequel exige de nous de nouveaux efforts, et cela dans un délai de plus en plus court. Il a fallu près d’un siècle aux poules pour apprendre à ne pas traverser la route. L’espèce a fini par s’adapter aux nouvelles conditions de circulation. Mais nous ne disposons pas de ce temps.
J.-C.C. : Pouvons-nous véritablement nous adapter à un rythme qui va s’accélérant d’une manière que rien ne justifie ? Prenons l’exemple du montage des images au cinéma. Nous sommes arrivés à un rythme si rapide, avec les vidéoclips, que nous ne pouvons pas aller plus vite. Au-delà, nous ne verrions plus rien. Je prends cet exemple pour montrer de quelle manière une technique a engendré son propre langage et comment le langage, en retour, a forcé la technique à évoluer, et ce de manière toujours plus hâtive, plus précipitée. Dans les films d’action américains, ou prétendus tels, que nous voyons aujourd’hui, aucun plan ne doit durer plus de trois secondes. C’est devenu une espèce de règle. Un homme rentre chez lui, ouvre la porte, accroche son manteau, monte au premier étage. Il ne se passe rien, aucun danger ne le menace, et la séquence est découpée en dix-huit plans. Comme si la technique portait l’action, comme si l’action était dans la caméra même, et non pas dans ce qu’elle nous montre.
Au début, le cinéma est une simple technique. On pose une caméra fixe et on filme une scène de théâtre. Des acteurs entrent, font ce qu’ils ont à faire et sortent. Puis, très vite, on se rend compte qu’en mettant une caméra dans un train en mouvement, les images défilent dans la caméra, puis sur l’écran. La caméra peut posséder, élaborer et restituer un mouvement. Elle s’est donc mise à bouger, prudemment d’abord, dans les studios, puis elle est devenue peu à peu un personnage. Elle s’est tournée vers la droite, ensuite vers la gauche. Après quoi, il a fallu coller les deux images ainsi obtenues. C’était le début d’un nouveau langage, par le montage. Buñuel, qui était né en 1900, donc avec le cinéma, me racontait que lorsqu’il allait voir un film en 1907 ou 1908 à Saragosse, il y avait un « explicador » muni d’un long bâton, chargé d’expliquer ce qui se passait à l’écran. Le nouveau langage n’était pas encore compréhensible. Il n’était pas assimilé. Depuis, nous nous y sommes habitués, mais les grands cinéastes, aujourd’hui encore, ne cessent de le raffiner, de le perfectionner et même — heureusement — de le pervertir.
Comme pour la littérature, nous connaissons au cinéma un « langage noble », volontiers grandiloquent et pompier, un langage ordinaire, banal, et même un argot. Nous savons aussi, comme Proust le disait des grands écrivains, que chaque grand cinéaste invente, au moins en partie, son propre langage.
U.E. : Dans une interview, l’homme politique italien Amintore Fanfani, né au début du siècle passé et donc à une époque où le cinéma n’était encore pas vraiment populaire, expliquait qu’il n’allait pas souvent au cinéma parce que tout simplement il ne comprenait pas que le personnage qu’il voyait en contrechamp était le même qu’il avait vu de face à l’instant précédent.
J.-C.C. : Il fallait prendre en effet des précautions considérables pour ne pas égarer le spectateur, qui entrait dans un nouveau territoire d’expression. Dans tout le théâtre classique, l’action a la même durée que ce que nous voyons. Il n’y a pas de coupure à l’intérieur d’une scène de Shakespeare ou de Racine. Sur scène et dans la salle, le temps est le même. Godard a été un des premiers, je crois, dans A bout de souffle, à filmer une scène dans une chambre avec deux personnages et à ne retenir au montage que des moments, des fragments de cette longue scène.
U.E. : La bande dessinée avait depuis longtemps, me semble-t-il, pensé cette construction artificielle du temps de la narration. Mais pour moi qui suis un amateur et collectionneur de bandes dessinées des années trente, je suis incapable de lire les albums les plus récents, disons les plus avant-gardistes. En même temps, il ne faut pas se voiler la face. J’ai joué avec mon petit-fils qui, à sept ans, s’essayait à un de ces jeux électroniques qu’il affectionne et j’ai été sévèrement battu sur le score de 10 à 280. Pourtant je suis un ancien joueur de flipper et souvent, quand j’ai un moment, je joue sur mon ordinateur à tuer des monstres venus de l’espace, dans toutes sortes de guerres galactiques, avec même un certain succès. Mais là, j’ai dû m’incliner. Pourtant même mon petit-fils, aussi doué soit-il, ne sera peut-être plus capable à vingt ans de comprendre la nouvelle technologie de son temps. Il y a ainsi des domaines de la connaissance où il est impossible de prétendre se maintenir très longtemps au fait des nouvelles évolutions. Vous ne pouvez pas être un chercheur d’exception en physique nucléaire au-delà des efforts que vous avez dû déployer, quelques années durant, pour absorber toutes les données et vous maintenir à flot. Après, vous devenez enseignant ou vous rentrez dans les affaires. Vous êtes un génie à vingt-deux ans parce que vous avez tout compris. Mais à vingt-cinq ans, vous devez passer la main. Même chose pour le joueur de foot. Après un certain âge, vous devenez entraîneur.