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J.-C.C. : J’étais allé voir Lévi-Strauss sur la suggestion d’Odile Jacob, qui souhaitait que nous fassions ensemble un livre d’entretiens. Mais il a très aimablement refusé en me disant : « Je ne veux pas redire ce que j’ai mieux dit autrefois. » Belle lucidité. Même en anthropologie, vient un temps où les jeux, vos jeux, nos jeux, sont faits. Lévi-Strauss, qui a tout de même fêté ses cent ans !

U.E. : Je suis incapable d’enseigner aujourd’hui, pour les mêmes raisons. Notre insolente longévité ne doit pas nous masquer le fait que le monde des connaissances est en révolution permanente et que nous n’avons pu en saisir pleinement quelque chose que l’espace d’un temps nécessairement limité.

J.-C.C. : Comment pouvez-vous expliquer maintenant cette faculté d’adaptation de votre petit-fils, capable à sept ans de maîtriser ces nouveaux langages qui nous demeurent, malgré tous nos efforts, étrangers ?

U.E. : Voilà un enfant, semblable aux autres enfants de son âge, qui dès l’âge de deux ans a été exposé quotidiennement à toutes sortes d’excitations que nous ne connaissions pas à ma génération. Lorsque j’ai apporté mon premier ordinateur à la maison, en 1983, mon fils avait exactement vingt ans. Je lui ai montré ma nouvelle acquisition, lui proposant de lui en expliquer le fonctionnement. Il m’a répondu qu’il n’était pas intéressé. Je me suis donc mis dans un coin pour me lancer dans l’exploration de mon nouveau jouet et j’ai rencontré, bien entendu, toutes sortes de difficultés (souvenez-vous qu’à l’époque nous écrivions en DOS, avec des langages de programmation comme Basic ou Pascal, nous ne disposions pas de Windows qui a changé notre vie). Mon fils, me voyant un jour dans l’embarras, s’est approché de mon ordinateur et m’a dit : « Tu devrais plutôt faire comme ça. » L’ordinateur a fonctionné.

J’ai résolu en partie ce mystère en imaginant que, lorsque j’étais absent, il s’en servait à loisir. Mais demeurait la question de savoir comment, alors que nous avions eu l’un et l’autre accès à la machine, il avait fait pour apprendre plus vite que moi. Il avait donc déjà le pouce informatique. Vous et moi, nous avions intégré certains gestes comme tourner la clé pour faire démarrer la voiture, tourner l’interrupteur. Là il s’agissait de cliquer, de simplement appuyer. Mon fils avait une longueur d’avance.

J.-C.C. : Tourner ou cliquer. La remarque est pleine d’enseignement. Si je pense à notre usage du livre, notre œil va de gauche à droite et de haut en bas. Avec l’écriture arabe et persane, avec l’hébreu, c’est le contraire. L’œil va de droite à gauche. Je me suis demandé si ces deux mouvements n’avaient pas eu une influence sur les mouvements de caméra au cinéma. La plupart des travellings, dans le cinéma occidental, vont de gauche à droite, alors que j’ai souvent vérifié le contraire dans le cinéma iranien, pour ne citer que celui-là. Pourquoi ne pas imaginer que des habitudes de lecture puissent conditionner nos modes de vision ? Les mouvements instinctifs de nos yeux ?

U.E. : Alors il faudrait s’assurer qu’un agriculteur occidental commence à labourer son champ en allant de gauche à droite pour revenir de droite à gauche, et un agriculteur égyptien ou iranien de droite à gauche pour revenir de gauche à droite. Parce que le tracé du labour correspond exactement à l’écriture en boustrophédon. Sauf que dans un cas on commencerait par la droite et dans l’autre par la gauche. C’est une question très importante qui à mon sens n’a pas été suffisamment étudiée. Les nazis auraient pu immédiatement identifier un paysan juif. Mais revenons à nos moutons. Nous avons parlé du changement et de son accélération. Mais nous avons dit aussi qu’il existait des nouveautés techniques qui ne changeaient pas, à savoir le livre. Nous pourrions y ajouter la bicyclette et même les lunettes. Pour ne pas parler de l’écriture alphabétique. Une fois la perfection atteinte, impossible d’aller plus loin.

J.-C.C. : Je reviens, si vous me permettez, au cinéma et à cette étonnante fidélité à lui-même. Vous dites qu’avec Internet nous revenons à l’ère alphabétique ? Je dirais que le cinéma est toujours un rectangle projeté sur une surface plane, et cela depuis plus de cent ans. Il est une lanterne magique perfectionnée. Le langage a évolué, mais la forme reste la même. Les salles s’équipent de plus en plus pour accueillir le cinéma en relief, et aussi la « vision globale ». Espérons qu’il ne s’agit pas de simples procédés de foire…

Est-ce que nous pourrons un jour, pour ne parler que de la forme, aller plus loin ? Est-ce que le cinéma est jeune ou vieux ? Je n’ai pas de réponse. Je sais que la littérature est vieille. C’est ce qu’on me dit. Mais peut-être n’est-elle pas si vieille que ça, au fond… Peut-être devrions-nous éviter de jouer ici les Nostradamus au risque de voir nos propos bientôt démentis.

U.E. : A propos de prévisions démenties, j’ai reçu une grande leçon dans ma vie. Je travaillais à l’époque, je parle des années soixante, pour une maison d’édition. Nous parvient alors l’ouvrage d’un sociologue américain présentant une analyse très intéressante des nouvelles générations et annonçant l’émergence d’une nouvelle génération en col blanc et cheveux crew cut, à la militaire, totalement désintéressée de la politique, etc. Nous décidons de le faire traduire, mais la traduction est mauvaise et je consacre plus de six mois à la réviser. Mais pendant ces six mois, nous étions passés du début de l’année 67 aux émeutes de Berkeley et à celles de mai 68, et les analyses du sociologue nous paraissaient singulièrement caduques. Alors j’ai pris le manuscrit et je l’ai jeté à la poubelle.

J.-C.C. : Nous avons parlé de supports durables en nous moquant de nous-mêmes, de nos sociétés qui ne savent pas comment stocker durablement notre mémoire. Mais je crois que nous aurions besoin tout aussi bien de prophètes durables. Ce futurologue de Davos qui, aveugle et sourd à la crise financière qui approchait, annonçait un baril à 500 dollars, pourquoi aurait-il raison ? D’où tient-il sa double vue ? A-t-il un diplôme de prophète ? Le baril est monté à 150 dollars, puis nous l’avons vu redescendre au-dessous de 50, sans aucune explication raisonnable. Il remontera peut-être, ou descendra encore. Nous n’en savons rien. Le futur n’est pas une profession.

Le propre des prophètes, vrais comme faux, est toujours de se tromper. Je ne sais plus qui disait : « Si l’avenir est l’avenir, il est toujours inattendu. » La grande qualité de l’avenir, c’est d’être perpétuellement surprenant. J’ai toujours été frappé par le fait que, dans la grande littérature de science-fiction qui va du début du XXsiècle à la fin des années cinquante, pas un auteur n’a imaginé la matière plastique, laquelle a pris une place si considérable dans notre existence. Nous nous projetons toujours dans la fiction, ou dans l’avenir, à partir de ce que nous connaissons. Mais l’avenir ne procède pas du connu. Il y aurait mille exemples à citer. Lorsque, dans les années soixante, je partais travailler sur un scénario au Mexique avec Buñuel, dans un endroit toujours très reculé, j’emportais une petite machine à écrire portative avec un ruban noir et rouge. Si par malheur le ruban cassait, je n’avais aucune possibilité d’en trouver un de rechange à Zitacuaro, la ville voisine. J’imagine le confort qu’aurait représenté pour nous un ordinateur ! Mais nous étions alors bien en peine de l’anticiper.