— Papa était terrien. »
Insigna pinça les lèvres. « Oui.
— Je suis à moitié terrienne, alors. N’est-ce pas ? »
Insigna fronça les sourcils. « Nous sommes tous des gens de la Terre, Marlène. Mes arrière-arrière-grands-parents ont passé toute leur vie sur Terre. Mon arrière-grand-mère y était née. Tous, sans exception, nous descendons des habitants de la Terre. Et pas seulement les êtres humains. Chaque atome de vie sur chaque colonie spatiale, du virus à l’arbre, descend de la vie terrienne.
— Mais seuls les êtres humains le savent. Et certains y pensent plus que les autres. Penses-tu parfois à papa, même maintenant ? » Marlène leva les yeux sur sa mère et son visage se crispa. « Cela ne me regarde pas, vas-tu me dire.
— Laissons cela. Tu es sa fille. Oui, je pense à lui de temps à autre. » Elle haussa légèrement les épaules. « Et toi, Marlène, tu penses à lui ?
— Comment pourrais-je ? Je ne m’en souviens pas. Je n’ai jamais vu d’hologramme, ni rien.
— Non, ce n’était pas la peine de … » Elle ne termina pas sa phrase. « Mais, quand j’étais petite, je me demandais pourquoi certains pères étaient restés avec leurs enfants, au moment du Départ. Ceux qui étaient partis n’aimaient peut-être pas leurs enfants. »
Insigna regarda fixement sa fille. « Tu ne m’en as jamais parlé.
— Tu n’aimes pas parler de cette époque-là, maman.
— Je l’aurais fait quand même, si j’avais su ce que tu pensais ; si j’avais pu lire sur ton visage comme tu lis sur le mien. Il t’aimait beaucoup. Il t’aurait emmenée avec lui si je l’avais laissé faire.
— Il aurait pu rester avec nous.
— Maintenant que les années ont passé, je vois un peu mieux ses difficultés. Après tout, je n’abandonnais rien, mon foyer partait avec moi. Nous voici à deux années-lumière de la Terre, mais je suis toujours sur Rotor, le monde où je suis née. Pour ton père, c’était différent. Il était né sur Terre et je suppose qu’il ne supportait pas l’idée de quitter son monde à jamais.
Un silence passa, puis Marlène dit :
— Je me demande ce que papa fait, en ce moment, sur Terre.
— Comment pourrions-nous le savoir, Marlène ? Vingt billions de kilomètres, c’est loin, et quatorze ans, c’est long.
— Tu crois qu’il est toujours vivant ?
— La vie peut être courte sur Terre. » Puis, prenant soudain conscience qu’elle ne se parlait pas à elle-même, elle ajouta : « Je suis sûre qu’il est vivant. Il était en excellente santé quand il est parti, il va seulement avoir bientôt cinquante ans. » Puis, d’une voix douce : « Tu le regrettes, hein, Marlène ? »
La jeune fille secoua la tête. « On ne peut pas regretter ce qu’on n’a pas connu. »
(Mais il te manque, maman, pensa-t-elle. Et toi, tu lui manques.)
Chapitre 8
L’agent secret
15
Curieusement, Crile Fisher fut obligé de se réhabituer à la Terre. Il n’aurait pas cru que Rotor prendrait tant de place dans sa vie en un peu moins de quatre ans. Son absence avait été plus longue que d’habitude, mais sûrement pas assez pour lui rendre la Terre aussi étrangère.
Il y avait la dimension même de la planète, l’horizon lointain qui venait buter soudain contre le ciel au lieu de remonter dans les brumes. Il y avait les foules, la pesanteur invariable, cette atmosphère à l’état sauvage, des températures qui montaient en flèche et descendaient brusquement, une nature échappant à tout contrôle.
Il n’avait pas besoin d’en faire l’expérience pour la sentir. Même à son domicile, il savait qu’elle était là, dehors ; sa sauvagerie s’insinuait dans son esprit, l’envahissait. La pièce était-elle trop petite, trop meublée, les bruits trop indubitables ? Il se sentait constamment talonné par ce monde surpeuplé et décadent.
Bizarre : il avait tant regretté la Terre durant toutes ces années passées sur Rotor, et maintenant qu’il était revenu sur Terre, il regrettait intensément Rotor. Allait-il, toute sa vie, désirer le monde où il n’était pas ?
Le signal lumineux et le ronfleur se déclenchèrent. La lumière vacilla … Sur Terre, les choses avaient tendance à vaciller, alors que sur Rotor tout fonctionnait avec une efficacité presque agressive. « Entrez », dit-il à voix basse, mais assez haut pour activer le mécanisme d’ouverture de la porte.
Garand Wyler pénétra dans la pièce (Fisher savait que c’était lui) et le regarda d’un air amusé. « Tu as bougé depuis que je t’ai quitté ?
— J’ai mangé. Et passé un peu de temps dans la salle de bains.
— Bien. Tu es vivant alors, même si tu n’en as pas l’air. » Il souriait largement, sa peau était brune et lisse, ses yeux noirs, ses dents blanches, ses cheveux épais et crêpés. « Tu broies du noir à cause de Rotor ?
— J’y pense de temps en temps.
— J’ai toujours eu l’intention de te poser cette question, mais cela ne s’est jamais présenté. C’était Blanche-Neige sans les Sept Nains, n’est-ce pas ?
— Blanche-Neige. Je n’y ai jamais vu de Noirs.
— Dans ce cas, bon débarras. Tu sais qu’ils sont partis ? »
Les muscles de Fisher se tendirent et il faillit sauter sur ses pieds, mais il se maîtrisa. Il dit, en hochant la tête : « Le bruit courait que c’était imminent.
— Eh bien, c’est fait. On les a suivis aussi longtemps que possible ; et on a capté leurs radiations. Ils ont drôlement pompé de la vitesse grâce à cette hyper-assistance et, en une fraction de seconde, ils ont disparu. La communication était coupée.
— Vous les avez repérés quand ils sont rentrés dans l’espace normal ?
— Plusieurs fois. Chaque fois plus faiblement. Après s’être bien entraînés, ils se sont mis à voyager à la vitesse de la lumière et, au troisième saut dans l’hyper-espace, impossible de les retrouver.
— C’est leur choix. Ils ont coupé les ponts … comme moi.
— Je regrette que tu ne sois pas là-bas. Tu aurais dû y être. C’était intéressant à voir. Tu sais qu’il y a des inconditionnels qui ont dit, jusqu’au bout, que l’hyper-assistance était une blague, que les Rotoriens nous racontaient des histoires.
— Rotor n’aurait pas pu envoyer la Grande Sonde si loin sans l’hyper-assistance.
— Oui, maintenant tout le monde a compris. Quand nos instruments sont devenus muets, toutes les colonies spatiales les surveillaient. Ils ont disparu de tous les appareils à la même seconde. Le pire, c’est que nous sommes incapables de dire où est parti Rotor.
— Vers Alpha du Centaure, je suppose.
— Le Bureau continue à penser que ce n’est peut-être pas leur vraie destination et que toi, tu es au courant. »
Fisher se rembrunit. « On m’a débriefé pendant tout le voyage. Je n’ai rien pu cacher.
— Bien sûr. Nous sommes au courant. Tu n’as rien caché consciemment. Ils m’ont demandé de te parler, en ami, afin de découvrir ce que tu sais sans le savoir. Quelque chose a pu se produire, sans que tu y prêtes attention. Tu as passé quatre ans là-bas, tu t’es marié et tu as eu un enfant. Il n’est pas possible que tout t’ait échappé.
— Comment aurais-je pu ? Si j’avais montré le moindre signe d’intérêt, on m’aurait exclu. Comme Terrien, j’étais déjà suspect. En me mariant, j’ai prouvé que je voulais devenir Rotorien ; sans cela, je n’aurais pas pu tenir. Et même ainsi, on m’a tenu à l’écart de toute source d’information stratégique. »
Fisher détourna les yeux. « Et cela a marché. Ma femme n’était qu’astronome. Tu sais bien que je n’avais pas eu le choix. Je ne pouvais pas mettre une annonce d’holovision disant que je cherchais une jeune femme hyper-spatialiste. Si j’en avais rencontré une, j’aurais fait de mon mieux pour m’accrocher à elle, même si elle avait été laide comme un pou, mais je n’ai pas eu cette chance. Cette technologie était si cruciale qu’ils gardaient les gens importants dans un isolement complet. Au laboratoire, ils devaient tous porter des masques et utiliser des noms-codes. Quatre années … et je n’ai jamais découvert le moindre indice. Je savais que le Bureau ne voudrait plus de moi. »