Il se tourna vers Garand et dit, avec un désespoir fort : « Les choses avaient tellement mal tourné que je suis devenu une espèce de butor. L’impression d’avoir échoué m’accablait. »
Dans la pièce en désordre, Wyler était assis en face de Fisher ; il se balançait sur sa chaise, mais se retenait soigneusement à la table afin de ne pas tomber en arrière.
« Crile, le Bureau ne peut pas se permettre d’être délicat, mais il n’est pas totalement insensible. Ils regrettent d’être obligés de te contacter indirectement. Et moi, je regrette qu’on m’ait donné cette mission, mais je ne peux pas faire autrement. Si Rotor n’était pas parti, on aurait pu penser qu’il n’y avait rien à trouver. Aujourd’hui, la preuve est faite. Ils avaient l’hyper-assistance et tu ne nous as rien rapporté.
— Je sais.
— Cela ne veut pas dire qu’on veut te mettre à la porte ou … se débarrasser de toi. Tu peux encore nous être utile. Il faut que je vérifie si tu as échoué honorablement.
— C’est-à-dire ?
— Il faut que je puisse leur dire que tu n’as pas échoué à cause d’une faiblesse personnelle. Après tout, tu as épousé une Rotorienne. Était-elle jolie ? Étais-tu amoureux d’elle ? »
Fisher gronda. « Tu te demandes si, par amour pour une Rotorienne, je n’ai pas délibérément protégé Rotor en les aidant à garder leur secret ?
— Eh bien, dit Wyler resté froid, est-ce le cas ?
— Comment peux-tu me demander cela ? Si j’avais décidé d’être Rotorien, je serais parti avec eux. Et maintenant, je serais perdu dans l’espace et vous ne pourriez plus me retrouver. Mais j’ai quitté Rotor et je suis revenu sur Terre, sachant que mon échec briserait probablement ma carrière.
— Tu aimais probablement ta femme. Tu as dû la quitter par devoir. Cela compterait en ta faveur si nous étions sûrs …
— Ce n’était pas tellement ma femme. C’était ma fille. »
Wyler étudia pensivement Fisher. « Nous savons que tu avais une fille d’un an. Étant donné les circonstances, tu n’aurais pas dû livrer cet otage au destin.
— Tout à fait d’accord. Mais je ne peux pas me comporter entièrement comme un robot. Et une fois l’enfant née, je l’ai eue pendant un an …
— Un an seulement, c’est bien court pour nouer une véritable relation … »
Fisher fit la grimace. « Tu ne peux pas comprendre.
— Alors, explique. Je vais essayer.
— J’avais une sœur, tu vois. Une petite sœur. »
Wyler hocha la tête. « Elle est mentionnée dans ton dossier. Rose, je crois.
— Roseanne. Elle est morte dans les émeutes de San Francisco, il y a huit ans. Elle n’avait que dix-sept ans.
— Je suis désolé.
— Elle n’avait pris parti ni pour les uns ni pour les autres. C’était l’une de ces passantes innocentes qui courent tellement plus de risques que les meneurs ou les policiers. Au moins, on a retrouvé son corps et j’ai eu quelque chose à incinérer. »
Wyler garda un silence un peu embarrassé.
« Elle n’avait que dix-sept ans. Quand nos parents sont morts, elle en avait quatre et moi quatorze », finit par dire Fisher en faisant un geste de la main indiquant qu’il ne voulait pas s’étendre là-dessus. « J’ai travaillé tout de suite après l’école et j’ai veillé à ce qu’elle soit toujours bien nourrie et bien vêtue, même quand je ne l’étais pas. J’ai appris la programmation tout seul et puis, à dix-sept ans, alors qu’elle n’avait jamais fait de mal à personne, qu’elle ne savait pas ce que voulaient dire tous ces cris et toutes ces luttes, elle s’est trouvé piégée …
— Je comprends pourquoi tu t’es porté volontaire pour Rotor.
— Pendant deux ans, je suis resté à peu près inerte. Puis je suis entré au Bureau pour faire diversion et aussi parce que je croyais que j’allais courir des dangers. Je désirais la mort … à condition qu’elle serve à quelque chose. Quand on a parlé d’introduire un agent sur Rotor, je me suis porté volontaire. Je voulais quitter la Terre.
— Et maintenant, te voilà de retour. Tu le regrettes ?
— Sur Rotor, j’étouffais. La Terre a bien des défauts, mais au moins il y a de la place. Si seulement tu avais connu Roseanne, Garand. Tu n’as pas idée. Elle n’était pas jolie, mais elle avait de si beaux yeux. » Ceux de Fisher étaient fixés sur le passé ; il fronçait légèrement les sourcils comme pour le voir plus clairement. « De beaux yeux, mais effrayants. Je ne pouvais croiser son regard sans me sentir un peu intimidé. Elle plongeait en toi … si tu vois ce que je veux dire.
— Je t’avoue que non. »
Fisher ne prêta pas attention à la remarque de Wyler. « Quand on essayait de lui mentir ou de lui cacher la vérité, elle le savait toujours. On ne pouvait même pas garder le silence sans qu’elle devine quel souci on avait.
— Tu ne vas pas me dire qu’elle était télépathe ?
— Quoi ? Oh, non. Elle savait lire les expressions et écouter les intonations. Elle disait que personne ne peut cacher ce qu’il pense. Que tu aurais beau rire, tu ne pourrais pas dissimuler le courant tragique sous-jacent ; aucun sourire ne suffirait à occulter l’amertume. Elle essayait de m’expliquer, mais je n’arrivais pas à comprendre comment elle faisait. Elle ne ressemblait pas aux autres, Garand. J’éprouvais pour elle un immense respect. Et puis, ma fille est née. Marlène.
— Oui ?
— Elle avait les mêmes yeux.
— Le bébé avait les yeux de ta sœur ?
— Quand elle avait six mois, ses yeux me bouleversaient …
— Ta femme aussi était bouleversée ?
— Je n’ai jamais remarqué qu’ils aient un effet sur elle, mais Eugenia n’avait pas eu une sœur appelée Roseanne. Marlène ne pleurait pour ainsi dire jamais : c’était une enfant calme. Roseanne était pareille au même âge. Et on voyait bien que Marlène aussi ne serait pas particulièrement belle plus tard. C’était comme si Roseanne était revenue. Tu devines combien cela a été dur.
— De revenir sur Terre ?
— Oui, et de les abandonner. J’avais l’impression de perdre Roseanne une seconde fois. Je ne la reverrai jamais. Jamais !
— Mais tu es revenu quand même.
— La loyauté ! Le devoir ! Mais si tu veux savoir la vérité, j’ai failli ne pas revenir. J’étais là, déchiré. Atrocement partagé. Désespéré de quitter Roseanne … Marlène. Tu vois, je me trompe de nom. Et Eugenia m’a dit d’une manière particulièrement cruelle : ‘‘Si tu comprenais où nous allons, tu n’aurais peut-être pas si envie de faire demi-tour.’’ Et à ce moment-là, je n’en avais pas envie. Je lui ai demandé de rentrer sur Terre avec moi. Elle a refusé. Je lui ai demandé de me laisser emmener Rose … Marlène. Elle a refusé. Alors, au moment où j’allais peut-être céder et rester, elle s’est mise en colère et m’a ordonné de sortir. Et je suis parti. »
Wyler regardait pensivement Fisher : « ‘‘Si tu comprenais où nous allons, tu n’aurais peut-être pas si envie de faire demi-tour.’’ C’est ce qu’elle a dit ?