Dans les dix ans à venir, le nombre des colonies en construction augmenterait et elles recevaient le plus vieux des commandements : Soyez féconds et multipliez !
On n’avait pas oublié l’exemple de la Terre, on savait que l’espace habitable était strictement mesuré dans les colonies : la procréation avait toujours été strictement contrôlée dans l’espace. Les immuables lois de l’arithmétique se heurtaient à la force parfois irrésistible de l’instinct et l’immuabilité l’emportait. Mais le nombre des stations spatiales allait croissant et le jour viendrait où il faudrait toujours plus de colons et on libérerait le désir ardent d’en faire.
Temporairement, bien sûr. Si nombreuses que soient les colonies, elles se rempliraient sans effort d’une population qui pourrait aisément doubler tous les trente-cinq ans, ou même moins. Le jour où le taux de création de colonies dépasserait son point d’inflexion et commencerait à diminuer, on aurait plus de mal à refourrer le djinn dans sa bouteille qu’on en avait eu à le faire sortir.
Qui pourrait prévoir cela et s’y préparer, une fois que Pitt serait parti ?
Il se souvenait bien des premiers jours de leur arrivée dans le système Némesien. On avait découvert Mégas à quatre millions de kilomètres de Némésis, un cinquième seulement de la distance séparant Mercure du Soleil. Cette planète recevait à peu près la même quantité d’énergie que la Terre, mais avec moins d’intensité lumineuse visible et plus d’infrarouges.
Cependant, Mégas n’était pas habitable, c’était évident au premier coup d’œil. Il s’agissait d’une planète gazeuse qui présentait toujours la même face à Némésis. Sa rotation et sa révolution étaient, l’une et l’autre, de vingt jours. La nuit perpétuelle qui régnait sur la moitié de Mégas la rafraîchissait modérément, car sa chaleur interne se faisait sentir jusqu’à sa surface. Le jour perpétuel de l’autre face la rendait insupportablement chaude. Si Mégas gardait son atmosphère malgré cette chaleur, c’était parce qu’avec une masse plus élevée et un rayon plus petit que ceux de Jupiter, elle avait une pesanteur quinze fois plus élevée que cette dernière, et quarante fois plus que celle de la Terre. Puis Rotor continua de foncer vers la naine rouge et la situation changea de nouveau.
C’est Eugenia Insigna qui apporta la nouvelle à Pitt. Elle parla d’une voix calme, bien que tremblante.
« Mégas a un satellite. »
Pitt haussa légèrement les sourcils, puis dit : « Est-ce qu’on ne s’y attendait pas un peu ? Les géantes gazeuses du système solaire comptent parfois beaucoup de satellites.
— Bien sûr, Janus, mais ce n’est pas un satellite ordinaire. Il est grand. »
Pitt resta froid. « Jupiter a quatre grands satellites.
— Je veux dire, vraiment grand, presque autant que la Terre.
— Je vois. C’est intéressant.
— Plus qu’intéressant. L’orbite du satellite est fortement inclinée par rapport à l’équateur de Mégas. Cela signifie que, sur ce satellite, Mégas n’est visible que dans l’un des hémisphères, et se déplace du nord au sud en un cycle d’à peu près vingt-quatre heures, alors que Némésis traverse le ciel en un cycle à peu près équivalent à une journée. L’un des hémisphères a douze heures de nuit et douze heures de jour. L’autre aussi, mais, durant le jour, Némésis subit de fréquentes éclipses qui peuvent durer jusqu’à une demi-heure, ce qui rafraîchit la douce chaleur de Mégas. La lumière réfléchie de celle-ci éclaire les nuits de ce même hémisphère.
— Cela doit être fascinant pour les astronomes.
— Ce n’est pas seulement une attraction, Janus. Peut-être ce satellite offre-t-il des écarts de températures qui conviennent à des êtres humains. Il se pourrait qu’il soit habitable. »
Pitt sourit. « C’est encore plus intéressant, mais il n’a pas notre type de lumière, n’est-ce pas ? »
Insigna hocha la tête. « C’est vrai. Il aurait un soleil rougeâtre et un ciel noir parce qu’il n’y a pas de lumière à ondes courtes dans son atmosphère. Et son paysage aussi serait rougeâtre, je pense.
— Dans ce cas, puisque vous avez baptisé Némésis et qu’un membre de votre équipe a baptisé Mégas, je vais réclamer le privilège de baptiser ce satellite. Appelez-le Erythro, qui est, si je ne me trompe, le mot grec signifiant ‘‘rouge’’. »
Les bonnes nouvelles continuèrent d’affluer. Au-delà de l’orbite du système Mégas/Erythro, on repéra une ceinture d’astéroïdes de dimensions respectables et on se dit que ces planétoïdes fourniraient une source idéale de matières premières pour la construction d’autres colonies.
A l’approche d’Erythro, son habitabilité parut se confirmer. C’était une planète pourvue d’océans et de terres même si les études préliminaires de sa couverture nuageuse, menées à partir de la lumière visible et infrarouge, annonçaient des mers moins profondes que celles de la Terre et des montagnes aussi impressionnantes que peu nombreuses. Insigna, se basant sur des calculs nouveaux, affirma que le climat de cette planète, pris dans son ensemble, devait être tout à fait approprié à la vie humaine.
Lorsqu’ils furent assez près pour étudier avec précision, au spectroscope, l’atmosphère du satellite, Insigna conclut : « L’atmosphère d’Erythro est un peu plus dense que celle de la Terre et contient seize pour cent d’oxygène libre, cinq pour cent d’argon et le reste en azote. Il doit y avoir de petites quantités de gaz carbonique, mais nous ne les avons pas encore détectées. L’essentiel, c’est que ce soit une atmosphère respirable.
— Cela s’annonce de mieux en mieux, dit Pitt. Qui aurait pu imaginer cela quand vous avez repéré Némésis pour la première fois ?
— De mieux en mieux pour les biologistes. Ce n’est peut-être pas très bon pour Rotor lui-même. Une quantité appréciable d’oxygène libre dans l’atmosphère indique sûrement la présence de la vie.
— La vie ? s’exclama Pitt stupéfait.
— La vie. Et si vie il y a, ce peut être une vie intelligente, ou même une grande civilisation. »
17
Les jours qui suivirent furent un cauchemar pour Pitt. Toujours hanté par la peur d’être poursuivi par sa propre espèce, supérieure en nombre et peut-être en technologie, il affrontait maintenant une inquiétude bien pire : n’allaient-ils pas empiéter sur le territoire d’une ancienne civilisation avancée, capable de les détruire dans un moment d’agacement distrait, comme un être humain écrasant, sans y penser, le moustique qui bourdonne trop près de son oreille ?
Tandis qu’ils progressaient vers Némésis, Pitt, d’un air préoccupé, dit à Insigna : « L’oxygène implique-t-il obligatoirement l’existence de la vie ?
— C’est une règle incontournable de la thermodynamique, Janus. Sur une planète du type Terre — et, autant qu’on puisse en juger, Erythro ressemble à la Terre — l’oxygène libre ne peut pas exister, pas plus que dans un champ gravitationnel de type terrestre, un rocher ne peut rester suspendu en l’air sans intervention. L’oxygène, s’il est présent dans l’atmosphère au départ, se combinera spontanément avec d’autres éléments du sol en libérant de l’énergie. Il ne continuera à exister dans l’atmosphère que si un autre processus fournit de l’énergie et le régénère constamment.
— Mais pourquoi faut-il que le processus d’alimentation en énergie implique nécessairement la vie ?
— On n’a jamais rien rencontré, dans la nature, qui puisse faire ce travail, sauf la photosynthèse des plantes vertes qui se servent de l’énergie solaire pour libérer l’oxygène.
— Votre nature, c’est le système solaire. Voici un autre système avec un soleil différent et une planète différente dans des conditions différentes. Les lois de la thermodynamique peuvent bien s’y appliquer, mais s’il y avait là un processus chimique que nous n’avons jamais rencontré dans le système solaire et qui fabrique de l’oxygène ?