L’idéal !
Pourtant, les Rotoriens exprimèrent clairement, à une écrasante majorité, leur désir de placer la station en orbite autour d’Erythro. Pitt s’évertua à souligner qu’ils baigneraient dans une lumière rouge fortement déprimante, qu’ils seraient soumis à l’attraction de Mégas autant qu’à celle d’Erythro et qu’il leur faudrait peut-être aller chercher les matières premières dans les astéroïdes.
Pitt en discuta rageusement avec Tambor Brossen, qui l’avait précédé dans la fonction de gouverneur. Cet homme un peu fatigué était plus à l’aise dans son nouveau rôle de vieil homme d’État que dans son ancienne charge. (Il disait, paraît-il, qu’à l’inverse de Pitt, il n’éprouvait aucun plaisir à prendre des décisions.)
L’importance que Pitt accordait à l’emplacement de la colonie amusait Brossen ; il ne le montrait pas, mais cela se lisait dans ses yeux. « Pourquoi, Janus, voulez-vous absolument dresser les Rotoriens à se ranger toujours à votre point de vue ? Laissez-les agir un peu à leur gré ; ils seront d’autant plus prêts à vous céder en d’autres occasions. S’ils veulent graviter autour d’Erythro, laissez-les faire.
— Mais c’est absurde, Tambor. Vous ne le voyez pas ?
— Bien sûr que si. Je vois aussi que Rotor a été, toute sa vie, en orbite autour d’un monde assez grand. Cela plaisait aux Rotoriens et c’est ce qu’ils veulent de nouveau.
— Nous étions en orbite autour de la Terre. Erythro n’est pas la Terre ; elle ne lui ressemble en rien.
— C’est une planète, et à peu près de la même taille que la Terre. Elle a des océans et des continents. Il y a de l’oxygène dans son atmosphère. Nous pourrions parcourir des milliers d’années-lumière avant de trouver un monde qui ressemble autant à la Terre. Croyez-moi, laissez-les faire. »
Pitt avait suivi le conseil de Brossen, même si quelque chose en lui continuait à murmurer son désaccord. Rotor Deux aussi était en orbite autour d’Erythro, ainsi que les deux autres stations en construction. Bien entendu, on avait prévu d’installer des colonies dans la ceinture d’astéroïdes, mais le public ne semblait guère pressé de réaliser ce projet.
Pitt considérait ce choix comme la plus grande erreur depuis la découverte de Némésis. Il aurait dû l’empêcher. Et cependant … cependant … aurait-il pu contraindre les Rotoriens ? Aurait-il dû en faire davantage ? Jusqu’où pouvait-il aller sans risquer de nouvelles élections et la destitution ?
Le gros problème, c’était la nostalgie. Les gens avaient tendance à se tourner vers le passé et Pitt ne pouvait pas toujours les forcer à regarder vers l’avenir. Témoin Brossen …
Pitt l’avait vu sur son lit de mort, sept ans auparavant. Lui seul avait réussi à saisir ses dernières paroles. Brossen avait fait signe à Pitt de se pencher vers lui. Le vieil homme, s’agrippant faiblement à lui d’une main à la peau aussi sèche que du papier, avait chuchoté : « Comme il était brillant, le Soleil de la Terre … » Et il était mort.
Les Rotoriens ne pouvaient pas oublier combien le Soleil était brillant et combien la Terre était verte, la logique de Pitt les exaspérait et ils exigeaient que Rotor tourne autour d’une planète absolument pas verte gravitant autour d’un soleil qui ne brillait pas davantage.
D’où un retard de dix ans. Ils auraient gagné dix ans sur leur programme de développement s’ils s’étaient installés dans la ceinture d’astéroïdes. Pitt en était convaincu.
C’était assez pour exaspérer Pitt, mais Erythro recelait bien d’autres sujets de mécontentement.
Chapitre 12
Colère
20
Il y avait quelque chose de bizarre dans la destination de Rotor et Crile Fisher en avait donné le premier indice à la Terre ; ce fut encore lui qui fournit le second.
Cela faisait deux ans qu’il était revenu sur sa planète et Rotor pâlissait peu à peu dans son esprit. Le souvenir d’Eugenia Insigna le gênait plutôt (qu’avait-il éprouvé pour elle ?), mais celui de Marlène le remplissait toujours d’amertume. Il ne pouvait pas la dissocier de Roseanne. La petite fille d’un an et la sœur de dix-sept ans se fondaient, dans sa mémoire, pour ne plus former qu’un seul personnage.
La vie n’était pas pénible pour lui. Il touchait une généreuse pension. On lui avait trouvé du travail, un poste administratif où il n’avait aucune décision importante à prendre. On lui avait pardonné, du moins en partie, pensait-il, parce qu’il s’était souvenu de cette remarque d’Eugenia : « Si tu comprenais où nous allons … » Cependant, il se sentait toujours sous surveillance, et cela commençait à le contrarier.
Garand Wyler apparaissait de temps à autre, toujours amical, toujours inquisiteur. Aujourd’hui, il venait d’arriver et, comme d’habitude, il avait mis Rotor sur le tapis. Fisher fit la grimace. « Cela fait presque deux ans. Qu’est-ce que vous voulez de moi, tous ? »
Wyler secoua la tête. « Je l’ignore moi-même, Crile. Tout ce que nous avons, c’est cette remarque de ta femme. Ce n’est pas suffisant. Elle a sûrement dit autre chose durant les années que tu as passées avec elle. Prenons la conversation que vous avez eue ; vous vous renvoyiez la balle. Il n’y a rien d’autre à en dire ?
— C’est la cinquième fois que tu me demandes cela. On m’a interrogé. On m’a hypnotisé. On a sondé mon esprit. On m’a pressé comme un citron, et je n’ai rien à dire. Laissez-moi tranquille et trouvez quelqu’un d’autre à questionner. Ou remettez-moi au travail. Il y a des centaines de colonies là-haut, avec des amis qui se confient l’un à l’autre et des ennemis qui s’épient. Qui sait ce que l’un d’eux sait sans savoir qu’il le sait ?
— Je dois t’avouer, mon vieux, que nous avons mené une enquête dans cette direction et que nous nous concentrons aussi sur la Grande Sonde. Il va sans dire que Rotor a dû découvrir quelque chose que nous ignorons. Nous n’avons jamais envoyé ce genre de sonde spatiale. Aucune autre colonie non plus. Seul Rotor avait la capacité de le faire. Ce que Rotor a découvert doit figurer dans les données recueillies par la Grande Sondé.
— Bien. Cherchez. Il doit y en avoir assez pour vous garder occupés pendant des années. Quant à moi, laissez-moi tranquille. Tous.
— C’est vrai qu’il y en a assez pour nous garder occupés pendant des années. Rotor a livré beaucoup de données dans le cadre du Pacte de Transparence scientifique. En particulier, nous avons leurs photographies stellaires dans toute la gamme des longueurs d’onde. Les caméras de la Grande Sonde étaient capables de photographier presque toutes les régions du ciel et nous les avons étudiées en détail sans rien trouver d’intéressant.
— Rien ?
— Jusqu’ici, rien, mais, comme tu dis, nous pouvons continuer à les étudier pendant des années. Bien sûr, nous avons trouvé un grand nombre de choses qui ont ravi les astronomes. Ils sont heureux de travailler dessus, mais il n’y a pas la moindre trace de quelque chose qui puisse nous aider à deviner où ils sont partis. Pas jusqu’ici. J’en déduis, par exemple, que rien, là-dedans, ne peut faire penser qu’il y a des planètes en orbite autour de l’une ou l’autre des étoiles du système d’Alpha du Centaure. Ni qu’il existe, dans le voisinage, des étoiles de type solaire que nous ne connaissions pas. Personnellement, je n’espère pas trouver grand-chose. Qu’est-ce que la Grande Sonde aurait pu voir qui ne soit pas visible du système solaire ? Elle n’est allée qu’à deux ou trois mois-lumière d’ici. Cela ne fait pas une grande différence. Cependant, certains pensent que Rotor a dû découvrir quelque chose, et très vite. Ce qui nous ramène à toi.