Chapitre 13
Le Dôme
22
Eugenia Insigna accueillit la déclaration de sa fille avec un petit rire d’incrédulité. C’était aussi difficile de douter de la santé mentale de sa fille que de ses propres oreilles.
« Que dis-tu, Marlène ? Que je vais partir pour Erythro ?
— Je l’ai demandé au gouverneur et il m’a promis de s’en occuper. »
Insigna avait l’air déconcerté. « Mais pourquoi ? »
Marlène répondit, un peu agacée : « Parce que tu dis que tu veux effectuer des mesures astronomiques délicates et que tu ne peux pas le faire sur Rotor. Ce sera possible sur Erythro. Mais je vois que je n’ai pas répondu à ta vraie question.
— Tu as raison. Ce que je voulais dire, c’est : pourquoi le gouverneur a-t-il dit qu’il allait s’en occuper ? Je lui ai demandé plusieurs fois la permission de partir et il a toujours refusé. Il ne veut envoyer personne sur Erythro … sauf quelques spécialistes.
— Je vais exprimer cela autrement, maman. » Marlène hésita un instant. « Je lui ai dit que je savais qu’il avait envie de se débarrasser de toi et que c’était un bon moyen d’y arriver. »
Insigna inspira si brusquement qu’elle suffoqua un peu et se mit à tousser. Puis, les yeux pleins de larmes, elle dit : « Comment oses-tu dire une chose pareille ?
— Parce que c’est la vérité, maman. Je ne l’aurais pas dit si ce n’était pas vrai. Je l’ai entendu te parler et je t’ai entendue lui parler, et c’est si évident que tu as dû t’en apercevoir, toi aussi. Tu l’agaces et il souhaite que tu cesses de l’ennuyer avec … avec tes problèmes. Tu le sais bien. »
Insigna pinça les lèvres et dit : « Je vois que dorénavant je vais être obligée de me confier à toi, ma chérie. Cela me gêne que tu sois obligée de me soutirer les choses.
— Je sais, maman. » Marlène baissa les yeux. « Je suis désolée.
— Mais je ne comprends toujours pas. Tu n’avais pas besoin de lui expliquer que je l’agaçais. Il doit bien le savoir. Et pourquoi ne m’a-t-il pas envoyée sur Erythro autrefois, quand je le lui ai demandé ?
— Parce qu’il déteste tout ce qui touche Erythro et que le plaisir de se débarrasser de toi ne compensait pas la répulsion que lui inspire ce monde. Seulement, cette fois, tu n’es pas la seule à partir. Il s’agit de toi et de moi. De nous deux. »
Insigna se pencha en avant et posa ses deux mains à plat sur la table, entre elles. « Non, Molly … Marlène. Erythro n’est pas un endroit pour toi. Je n’y vais pas pour toujours. Une fois mes mesures effectuées, je reviendrai, et tu vas rester ici à m’attendre.
— Je crains bien que non, maman. Il est clair qu’il ne te laisse partir que parce que c’est le seul moyen de se débarrasser aussi de moi. C’est pour cela qu’il a accepté quand je lui ai demandé de nous y envoyer toutes les deux, alors qu’il refusait quand tu demandais à partir seule. Tu comprends ? »
Insigna fronça les sourcils. « Non, je ne comprends vraiment pas. Qu’as-tu à voir là-dedans ?
— Quand nous avons parlé et que je lui ai expliqué que je savais qu’il aimerait bien se débarrasser de nous deux, son visage s’est figé … tu sais, comme pour effacer tout ce qui pourrait s’y exprimer. Il a compris que je savais déchiffrer les expressions et les petites choses comme ça et je pense qu’il ne voulait pas me laisser deviner ce qu’il ressentait. Mais en faisant cela, il se révélait aussi sans s’en rendre compte, tu comprends, et cela m’en a appris long sur lui. Tu es en train de cligner des yeux et je pense que tu ne le sais même pas.
— Alors, tu as compris qu’il voulait aussi se débarrasser de toi.
— Pire que cela. Il avait une peur bleue de moi.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il ne supporte pas que je sache ce qu’il veut me dissimuler. » Elle ajouta avec un soupir retenu : « Des tas de gens ne m’aiment pas à cause de cela. »
Insigna hocha la tête. « Je les comprends. En face de toi, les gens ont l’impression d’être nus … mentalement, je veux dire ; c’est comme un vent froid qui soufflerait dans leur esprit. »
Elle regarda fixement sa fille. « Parfois, j’éprouve cela moi aussi. En y réfléchissant, je me souviens que, même quand tu étais bébé, j’étais gênée quand tu me regardais. Je me disais que tu étais seulement extraordinairement intelli …
— Je crois que je le suis, dit rapidement Marlène.
— Oui, mais il y a autre chose, que je ne vois pas clairement. Dis-moi, cela t’ennuie d’en parler ?
— Pas avec toi, maman », dit Marlène, mais il y avait comme un léger avertissement dans sa voix.
« Eh bien, quand tu étais plus jeune et que tu as découvert que tu pouvais faire cela et que les autres enfants ne le pouvaient pas — et les adultes non plus, d’ailleurs — pourquoi n’es-tu pas venue m’en parler ?
— J’ai essayé une fois, vraiment, mais cela t’a agacée. Tu n’as rien dit, mais j’ai compris que tu étais très occupée et que tu n’avais pas de temps à perdre avec des enfantillages. »
Insigna ouvrit tout grand les yeux. « Est-ce que j’ai dit ‘‘des enfantillages’’ ?
— Non, mais la manière dont tu m’as regardée et le geste de ta main le disaient.
— Tu aurais dû insister.
— Je n’étais qu’une enfant. Et toi, tu étais malheureuse, la plupart du temps … à cause de Mr Pitt, et à cause de papa.
— Ne parlons plus de ça. Y a-t-il encore autre chose que tu puisses me dire, maintenant ?
— Oui, rien qu’une. Quand le gouverneur a dit que nous pouvions partir, il l’a fait d’une manière telle que j’ai pensé qu’il me cachait quelque chose.
— Quoi ?
— Je l’ignore, maman. Je ne peux pas lire dans les pensées. Aussi je n’en sais rien. Je peux seulement deviner à partir des signes extérieurs et parfois les choses restent floues. Pourtant …
— Oui ?
— J’ai dans l’idée que ce qu’il ne disait pas était plutôt déplaisant pour moi … peut-être même néfaste. »
23
Bien entendu, il fallut pas mal de temps à Insigna pour préparer le départ. Il y avait des choses, sur Rotor, qu’elle ne pouvait laisser en plan : des dispositions à prendre dans le département astronomie, des instructions à donner aux autres, la nomination provisoire de son assistant au poste d’astronome en chef, et quelques entretiens avec Pitt qui restait curieusement laconique sur ce sujet.
Pour finir, Insigna lui en parla au cours de leur dernier entretien.
« Je pars demain pour Erythro.
— Pardon ? » Il leva les yeux du dernier rapport qu’elle venait de lui tendre et qu’il était en train de regarder ; elle était certaine qu’il faisait semblant de le lire. (Avait-elle piqué certains des trucs de Marlène, mais sans savoir s’en servir ? Il ne faudrait pas qu’elle s’imagine capable de sonder les gens.)
Elle répéta patiemment : « Je pars demain pour Erythro.
— C’est demain ? Eh bien, vous finirez par revenir, ce n’est donc pas un adieu définitif. Faites bien attention à vous. Et considérez cela comme des vacances.
— J’ai l’intention de travailler sur la trajectoire de Némésis.
— Ah oui ? Eh bien … » Il fit un geste, comme pour repousser quelque chose d’insignifiant. « Faites comme vous voulez. Mais un changement de cadre, ce sont des vacances, même si l’on continue à travailler.
— Je vous remercie de m’avoir laissée partir, Janus.
— C’est votre fille qui me l’a demandé. Vous le saviez ?