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Personne ne s’était donné la peine d’améliorer le cadre, comme on le fait dans une demeure ordinaire. Tout y était propre et bien rangé, mais gardait quelque chose d’artificiel. Il y avait beaucoup trop de lignes droites et d’arcs de cercle, de surfaces planes ou courbes. Cela manquait de dissymétrie, du désordre d’une installation permanente où une pièce — ou au moins une table de travail — garde la trace des hauts et des bas d’une personnalité.

Sauf chez lui, bien sûr. Son bureau et sa chambre étaient à l’image de lui-même, tout en angles et en méplats. C’était peut-être pour cela, entre autres, qu’il se sentait chez lui dans le dôme d’Erythro. Cette géométrie dépouillée convenait à sa forme d’esprit.

Mais qu’est-ce qu’Eugenia allait en penser ? (Il était plutôt content qu’elle ait repris son nom de jeune fille.) Bien qu’astronome, elle aimait la dissymétrie, avec une touche, imprévue, de clinquant.

Peut-être avait-elle changé ? Mais changeait-on jamais, au fond ? L’abandon de Crile Fisher l’avait-il aigrie, desséchée …

Genarr se gratta la tempe, là où ses cheveux blanchissaient ; ces vaines conjectures lui faisaient perdre son temps. Il verrait Eugenia bientôt, puisqu’il avait ordonné qu’on la lui amène dès son arrivée.

Il aurait peut-être dû aller l’accueillir en personne ?

Non ! Il avait déjà envisagé la question sous tous les angles une douzaine de fois. Il ne devait pas avoir l’air trop impatient ; cela ne cadrait pas avec la dignité de sa position.

Puis Genarr s’avoua qu’il avait d’autres raisons. Il ne voulait pas la mettre mal à l’aise ; il ne voulait pas qu’elle voie en lui le même admirateur maladroit qui s’était retiré en traînant les pieds devant ce beau ténébreux de Terrien. Après avoir jeté les yeux sur Crile, Eugenia ne l’avait plus jamais regardé … jamais vraiment.

Il analysa le message de Janus Pitt … sec et condensé, comme toujours, et empreint d’une indéfinissable autorité, comme si la possibilité même d’un désaccord était non seulement inadmissible, mais impensable.

Genarr remarqua que Pitt parlait avec plus de force de la fille que de la mère. Il soulignait que celle-ci avait exprimé un profond intérêt pour Erythro et que, si elle souhaitait l’explorer, il fallait le lui permettre.

Pourquoi cela ?

26

Elle était enfin là, devant lui. Quatorze ans s’étaient écoulés depuis le Départ. Et vingt ans depuis le jour où ils s’étaient rendus dans le Secteur agricole C pour en gravir les niveaux ; c’était une zone de basse pesanteur et elle avait ri lorsqu’il avait essayé de faire une lente galipette et était retombé sur le ventre. (Il aurait pu se faire mal : la sensation de poids diminuait, mais la masse et l’inertie restaient les mêmes. Heureusement, seul son amour-propre avait été blessé.)

Eugenia avait vieilli, mais pas grossi, et ses cheveux — courts, maintenant, et raides — étaient moins apprêtés qu’autrefois, mais ils avaient gardé leur châtain brillant.

Lorsqu’elle s’avança en souriant vers lui, il sentit son cœur s’emballer traîtreusement. Elle lui tendit les deux mains et il les prit dans les siennes.

« Siever, je t’ai laissé tomber et j’en suis honteuse.

— Laissé tomber, Eugenia ? De quoi parles-tu ? » Elle ne faisait sûrement pas allusion à son mariage avec Crile ?

« J’aurais dû penser à toi plus souvent. J’aurais dû t’envoyer une lettre, te donner de mes nouvelles, insister pour te voir.

— Et tu n’as jamais pensé à moi !

— Oh, je ne suis pas méchante à ce point. J’ai pensé à toi de temps à autre. Je ne t’ai jamais oublié. Ne crois pas cela. C’est seulement que mon état d’esprit ne me poussait pas vraiment à faire quelque chose. » Genarr hocha la tête. Quel besoin de se justifier ? « Je sais que tu étais très occupée. Et moi, je suis resté ici … loin des yeux, loin du cœur.

— Non, pas loin du cœur. Tu n’as pour ainsi dire pas changé, Siever.

— C’est l’avantage qu’on a quand on paraît vieux à vingt ans avec un visage taillé à coups de serpe. Après, on ne change pas. Le temps passe et on a l’air juste un peu plus vieux, avec des traits un peu plus anguleux. Ce n’est pas grave.

— Allons, tu te traites durement toi-même pour que les femmes au cœur tendre prennent ta défense. Là non plus, tu n’as pas changé.

— Où est ta fille, Eugenia ? On m’a dit qu’elle t’accompagnait.

— Elle est arrivée. Tu peux en être sûr. Elle est allée tout droit à notre domicile pour défaire nos bagages et tout ranger. Elle est comme ça. Sérieuse. Pleine d’égards. Efficace. On peut compter sur elle. Elle possède ces vertus qu’on qualifie d’ingrates.

— Je suis à l’aise avec ces vertus-là. Si tu savais combien j’ai fait d’efforts, autrefois, pour cultiver au moins un seul vice charmant. J’ai toujours échoué.

— Oh, je suppose qu’en vieillissant, on a besoin de plus de vertus ingrates et de moins de vices charmants. Mais pourquoi t’es-tu installé définitivement sur Erythro ? Et pourquoi n’es-tu jamais venu me voir ?

— Quand je suis en vacances sur Rotor, tu ne l’es pas forcément. Je suppose que tu es bien plus occupée que moi et cela depuis la découverte de Némésis. Mais je suis déçu. Je voulais faire la connaissance de ta fille.

— Tu feras sa connaissance, n’aie pas peur. En fait, je ne voulais pas qu’elle soit témoin de nos retrouvailles. Comment aurions-nous pu évoquer nos souvenirs en sa présence ?

— Tu veux évoquer des souvenirs, Eugenia ?

— Certains d’entre eux. »

Genarr hésita : « Je suis désolé que Crile ne se soit pas joint au Départ. »

Le sourire d’Insigna se figea. « J’ai dit : certains d’entre eux, Siever. » Elle lui tourna le dos et alla à la fenêtre, pour regarder dehors. « Vous n’êtes pas mal installés ici. Des lumières brillantes. De vraies rues. Des bâtiments assez grands. Et pourtant, on ne parle presque jamais du Dôme sur Rotor. Combien de gens vivent et travaillent ici ?

— Cela dépend. Nous avons des périodes plus ou moins actives. Il y a eu jusqu’à neuf cents personnes. En ce moment, nous sommes cinq cents seize. Nous nous connaissons tous, mais ce n’est pas facile. Chaque jour, il y en a qui arrivent et d’autres qui partent.

— Sauf toi.

— Et quelques autres.

— Mais pourquoi un dôme, Siever ? Après tout, l’atmosphère d’Erythro est respirable. »

Genarr fit la moue et, pour la première fois, il évita son regard. « Respirable, mais pas vraiment agréable. Quand on sort du dôme, on baigne dans une lumière rosâtre, qui tire sur l’orange lorsque Némésis est haut dans le ciel. Elle est suffisamment intense ; on peut lire. Mais Némésis est trop grosse et la plupart des gens se sentent menacés par sa couleur rougeâtre ; ils trouvent qu’elle a l’air en colère et … ils sombrent dans la dépression. C’est vrai qu’elle peut être dangereuse, au moins à certains égards. Comme sa lumière n’est pas aveuglante, on a tendance à la regarder pour y chercher les taches solaires. Les infrarouges peuvent abîmer la rétine. Les gens qui sont obligés de sortir portent un casque spécial pour cette raison … entre autres.

— Alors le Dôme sert davantage à maintenir une lumière normale à l’intérieur qu’à se protéger de l’extérieur.

— Nous ne nous protégeons pas. L’air et l’eau du Dôme sont tirés des réserves planétaires d’Erythro. Bien sûr, nous veillons à ne pas laisser entrer les procaryotes. Tu sais, les petites cellules bleu-vert. »