Insigna hocha pensivement la tête. Elles expliquaient la présence d’oxygène libre dans l’air. Il y avait bien de la vie sur Erythro, une vie répandue partout, mais de nature microscopique, équivalente aux formes cellulaires les plus simples du système solaire.
« Est-ce que ce sont vraiment des procaryotes ? Je sais que c’est ainsi qu’on les appelle, mais c’est aussi le nom de nos bactéries. Est-ce que ce sont des bactéries ?
— Si l’on veut chercher un équivalent dans l’histoire de la vie du système solaire, on peut penser aux cyanobactéries, celles qui effectuent la photosynthèse. Mais elles ne sont pas semblables à ‘‘nos’’ cyanobactéries. Elles ont une nucléoprotéine à structure très différente. Elles ont aussi une espèce de chlorophylle sans magnésium et fonctionnant aux infrarouges, si bien que les cellules sont plus incolores que vertes. Elles renferment aussi des enzymes et des oligoéléments à des pourcentages différents. Cependant leur apparence extérieure ressemble suffisamment à celle des cellules de la Terre pour qu’on les surnomme procaryotes. Je crois que les biologistes ont choisi le mot ‘‘érythryotes’’, mais procaryotes, c’est assez bon pour nous.
— Et leur activité suffit à expliquer la présence de l’oxygène dans l’atmosphère d’Erythro ?
— Tout à fait. Rien d’autre ne le pourrait d’ailleurs. Au fait, Eugenia, toi qui es astronome, à combien estime-t-on l’âge que peut avoir Némésis ? »
Insigna haussa les épaules. « Les naines rouges sont presque immortelles. Némésis peut être aussi vieille que l’univers et continuer ainsi pendant cent milliards d’années sans montrer aucun changement visible. Le mieux qu’on puisse faire, c’est d’analyser sa teneur en éléments mineurs. En admettant que c’est une étoile de première génération, qui s’est formée initialement avec de l’hydrogène et de l’hélium, elle a un peu plus de dix milliards d’années … deux fois l’âge du Soleil.
— Alors, Erythro aussi a dix milliards d’années.
— Exact. Un système solaire se forme en même temps que son étoile. Mais pourquoi demandes-tu cela ?
— Je trouve bizarre qu’en dix milliards d’années, la vie n’ait pas dépassé le stade procaryote.
— Cela ne me surprend pas, Siever. Sur Terre, la vie est restée au stade procaryote pendant deux à trois milliards d’années, et ici, sur Erythro, l’énergie contenue dans la lumière du soleil est bien moindre que sur Terre. Il faut de l’énergie pour élaborer des formes de vie plus complexes. On a pas mal discuté de cela sur Rotor.
— Plus que nous, j’en suis sûr. Nous sommes trop accaparés par nos tâches quotidiennes.
— Tu as dit tout à l’heure que le Dôme veille à ne pas laisser entrer les procaryotes. Vous y réussissez ? L’eau est sans danger ?
— Évidemment, puisque nous la buvons. Toute l’eau qui pénètre sous le Dôme est soumise à une lumière bleu-violette qui détruit les procaryotes en quelques secondes. Les photons des ondes courtes sont trop énergiques pour ces petites choses et ils brisent les composants essentiels des cellules. Même s’il en entrait quelques-unes, elles ne sont pas toxiques, autant qu’on puisse le dire, ni nuisibles. Nous les avons testées sur des animaux.
— J’aime mieux ça.
— C’est pareil en sens inverse. Quand nous ensemençons le sol de la planète avec nos propres bactéries, elles ne s’y reproduisent pas.
— Qu’en est-il des plantes pluricellulaires ?
— Nous avons fait des essais, mais les résultats sont très médiocres. C’est sûrement à cause de la lumière de Némésis, car nos plantes poussent parfaitement bien à l’intérieur du Dôme, avec le sol et l’eau d’Erythro. Nous avons transmis ces résultats à Rotor, bien entendu, mais je doute que l’information ait été largement publiée. Le redoutable Pitt ne s’intéresse pas à nous, et il n’y a que lui qui compte là-bas, n’est-ce pas ? »
Genarr dit cela en souriant, mais c’était un sourire tendu. (Qu’est-ce que Marlène en aurait pensé ? se demanda Insigna.)
« Pitt n’est pas redoutable. Il est parfois assommant, ce qui n’est pas la même chose. Tu sais, Siever, quand nous étions jeunes, je pensais que tu serais peut-être gouverneur un jour. Tu étais très brillant, tu sais.
— J’étais ?
— Tu l’es toujours, j’en suis sûre, mais à cette époque tu t’intéressais à la politique, tu avais beaucoup d’idées. Je t’écoutais, fascinée. Tu aurais été un bien meilleur gouverneur que Janus. Tu sais écouter les gens. Tu n’aurais pas insisté autant pour qu’on fasse tout à ta manière.
— C’est précisément pour cela que j’aurais fait un médiocre gouverneur. Tu vois, je n’ai pas de but précis dans la vie. J’ai juste le désir de faire ce qui me semble bien, sur le moment, dans l’espoir que cela aboutira à quelque chose de supportable. Pitt, lui, sait ce qu’il veut et a l’intention de le réaliser.
— Tu te méprends sur son compte, Siever. Il a des opinions bien marquées, mais c’est un homme très raisonnable.
— Bien sûr, Eugenia. Quel que soit son but, il a toujours une raison parfaitement bonne, parfaitement logique, parfaitement humaine de le réaliser. Il peut en inventer une à n’importe quel moment, et d’une manière si sincère qu’il se persuade lui-même. Je suis certain que si tu as eu affaire à lui, il a réussi à te convaincre de faire le contraire de ce que tu voulais, et qu’il a gagné sans te donner d’ordre, ni te menacer, mais patiemment, en avançant des arguments rationnels. »
Insigna répondit d’une petite voix : « Eh bien … »
Genarr ajouta d’un air sardonique : « Je vois que tu as souffert de sa nature rationnelle. Tu peux voir par toi-même, alors, combien c’est un bon gouverneur. Pas un type bien, mais un bon gouverneur.
— Je n’irais pas jusqu’à dire que ce n’est pas un type bien, répliqua Insigna en secouant légèrement la tête.
— Allons, ne nous disputons pas pour cela. Je souhaite faire la connaissance de ta fille. » Il se leva. « Pourrai-je vous rendre visite après dîner ?
— C’est une excellente idée. »
Genarr la regarda partir avec un sourire qui s’effaça rapidement de ses lèvres. Eugenia avait souhaité évoquer des souvenirs et sa propre réaction avait été de parler de son mari … ce qui l’avait refroidie.
Il soupira intérieurement. Il avait toujours le chic pour gâcher ses chances.
27
« Il s’appelle Siever Genarr, dit Eugenia Insigna à sa fille, mais quand on s’adresse à lui, il faut l’appeler Commandant, car c’est lui qui dirige le dôme d’Erythro.
— Entendu, maman. Si c’est son titre, je l’appellerai comme cela.
— Et je ne veux pas que tu l’importunes …
— Bien sûr que non, maman.
— C’est ta tendance, Marlène. Tu le sais bien. Accepte ce qu’il te dit sans faire de commentaires fondés sur le langage du corps. Je t’en prie ! A l’université, nous étions bons amis, et même après. Bien qu’il soit ici depuis dix ans et que je ne l’aie pas vu durant tout ce temps, c’est toujours un vieil ami à moi.
— Je crois même que c’était ton petit ami.
— Je ne veux pas que tu l’observes pour lui dire ce qu’il pense ou sent réellement. Et pour ton information, ce n’était pas mon petit ami, pas vraiment, nous n’étions pas amants. Nous étions amis et nous avions de l’affection l’un pour l’autre. Mais après mon mariage … » Elle secoua la tête et fit un geste vague. « Fais attention à ce que tu diras sur le Gouverneur … si ce sujet vient sur le tapis. J’ai l’impression que le commandant Genarr n’est pas un chaud partisan de Pitt … »