— Elle dit qu’elle le fera. Quand elle voudra. Et toute seule. Elle se reproche de t’avoir laissé venir. Elle n’est pas insensible à ce qui t’est arrivé. Vraiment, elle avait les larmes aux yeux en parlant de ce qui aurait pu arriver si elle ne t’avait pas fait rentrer rapidement.
— Est-ce que cela n’a pas ébranlé ses certitudes ?
— Non. C’est ça qui est le plus bizarre. Elle est certaine, maintenant, que tu étais en danger, que n’importe qui aurait été en danger. Mais pas elle. Elle est si catégorique, Siever …
— C’est sa nature d’être sûre d’elle, Eugenia.
— Pas à ce point-là. C’est comme si elle savait que nous ne pouvons pas l’arrêter.
— Nous le pouvons peut-être. Je vais lui parler et je la renverrai sur Rotor.
— Tu ne le feras pas.
— Pourquoi ? A cause de Pitt ?
— Non. Je veux dire que tu ne le feras pas. »
Genarr la regarda fixement, puis eut un petit rire gêné. « Allons, j’ai peut-être envie d’être un oncle gentil, mais pas au point de la laisser courir un tel risque. Il y a des limites et tu verras que je sais où les fixer. » Il se tut, puis reprit d’un air triste : « On dirait que nous avons changé de camp, toi et moi. Avant, c’était toi qui insistais pour qu’on l’empêche d’agir et moi qui disais que c’était impossible. Maintenant, c’est l’inverse.
— L’accident qui t’est arrivé à l’extérieur t’a effrayé et ce que j’ai vécu depuis m’a épouvantée.
— Qu’est-ce qui s’est passé depuis, Eugenia ?
— Moi aussi, j’ai tenté de fixer des limites, lorsqu’elle est revenue au Dôme. Je lui ai dit : ‘‘N’essaie plus de me parler comme cela, ou tu ne pourras plus quitter ta chambre. On va t’enfermer, t’attacher si nécessaire, et tu vas rentrer sur Rotor par la première fusée.’’ Tu vois, j’étais assez hors de moi pour la menacer.
— Eh bien, qu’a-t-elle fait ? Je suis prêt à parier une forte somme qu’elle n’a pas éclaté en sanglots. Je suppose qu’elle a grincé des dents et qu’elle t’a défié de le faire ? Je me trompe ?
— Totalement. Je n’avais pas fini de parler que je me suis mise à claquer des dents et je me suis retrouvée incapable de parler. J’ai été prise de nausées. »
Genarr dit, en fronçant les sourcils : « Est-ce que tu veux dire que Marlène a un pouvoir hypnotique qui nous empêche de nous opposer à elle ? C’est impossible. As-tu jamais rien remarqué de ce genre auparavant ?
— Non, bien sûr. Elle n’est absolument pas responsable. Je devais avoir l’air très malade et cela l’a nettement effrayée. Si c’était elle qui avait causé cela, elle n’aurait pas eu cette réaction. Et, quand vous étiez tous les deux à l’extérieur et qu’elle a ôté sa combinaison anti-E, elle ne te regardait même pas. Mais quand elle s’est aperçue que tu avais des ennuis, elle s’est précipitée pour venir à ton secours. Elle n’aurait pas réagi ainsi si son acte avait été délibéré.
— Mais, alors …
— Je n’ai pas fini. Après l’avoir menacée, je n’osais plus lui parler que de choses parfaitement superficielles, mais je ne la quittais pas des yeux. A un moment donné, elle a parlé à l’un de tes gardes …
— Théoriquement, le Dôme est un poste militaire.
— Oui, j’imagine, répondit Insigna avec un petit air de mépris. Comme cela, Janus Pitt te garde sous observation et sous contrôle, mais peu importe. Marlène et le garde ont parlé un moment. Je suis allée le trouver après que Marlène l’a quitté. Il a fini par me révéler le sujet de la discussion. Elle voulait obtenir un laissez-passer qui lui permettrait de sortir et de rentrer librement.
« Je lui ai demandé : ‘‘Que lui avez-vous dit ? — Qu’elle devait s’adresser au bureau du Commandant, mais que j’essaierais de l’aider.’’
« J’étais indignée. ‘‘L’aider, comment ? lui ai-je demandé. — Il fallait bien que je fasse quelque chose, madame. Chaque fois que j’essayais de lui dire que c’était impossible, j’étais pris de nausées.’’ »
Genarr écouta tout cela d’un air froid. « Crois-tu que Marlène rend malade toute personne qui ose la contredire et ne sait même pas qu’elle en est responsable ?
— Non, bien sûr que non. Sur Rotor, cela ne s’est jamais produit. Et cela n’arrive pas chaque fois qu’on la contredit. Elle voulait se resservir de dessert, au dîner d’hier soir, et, oubliant que je n’osais plus la contrarier, j’ai dit sèchement : ‘‘Non, Marlène.’’ Elle a eu l’air très récalcitrante, mais elle a fini par céder, et je me sentais parfaitement bien, je peux te l’affirmer. Non, je pense que c’est au sujet d’Erythro qu’on ne peut pas la contredire.
— Enfin, Eugenia, on dirait que tu as une idée là-dessus.
— Je ne crois pas que ce soit Marlène qui fasse ça. C’est … la planète elle-même.
— La planète !
— Oui, Erythro contrôle Marlène. Sinon, pourquoi serait-elle si certaine d’être immunisée ? Mieux : la planète nous contrôle tous. Tu as eu un malaise lorsque tu as essayé d’empêcher Marlène d’agir. Moi aussi. Le garde aussi. Dans les premiers jours du Dôme, Erythro s’est sentie menacée et elle a inventé la Peste. Puis, comme vous étiez tous bien contents de rester dans le Dôme, elle vous a laissé tranquilles et la Peste a cessé. Tu vois comme tout concorde ?
— Alors, tu crois que la planète veut que Marlène sorte à la surface ?
— Apparemment, oui.
— Mais pourquoi ?
— Je l’ignore. Je ne prétends pas comprendre Erythro. Je te dis seulement comment je vois les choses. »
La voix de Genarr s’adoucit. « Eugenia, tu sais sûrement qu’une planète ne peut rien faire. C’est un conglomérat de roches et de minéraux. Tu tournes au mysticisme.
— Pas du tout. Siever, ne t’avise pas de prétendre que je suis folle. Je suis une scientifique et mes sentiments n’ont rien de mystique. Quand je dis la planète, je ne parle pas des roches et des minéraux. Je dis qu’il y a une forme de vie puissante qui imprègne cette planète.
— Alors, il faudrait qu’elle soit invisible.
— Que sais-tu de ce monde ? A-t-il été convenablement exploré ? L’a-t-on fouillé de fond en comble ? »
Lentement, Genarr secoua négativement la tête. Il dit, d’un ton un peu suppliant : « Eugenia, tu es en train de devenir hystérique.
— Vraiment, Siever ? Réfléchis et dis-moi si tu peux trouver une autre explication. Je te dis que la vie, sur cette planète — quelle qu’elle soit — ne veut pas de nous. Nous sommes condamnés. Et que veut-elle de Marlène (sa voix chevrota), ça, je suis incapable de l’imaginer. »
Chapitre 28
Le décollage
61
Officiellement, elle avait un nom très compliqué, mais les quelques Terriens qui en parlaient l’appelaient Station Quatre. On pouvait donc supposer qu’il y en avait eu trois autres auparavant, dont aucune n’était plus en service, et qui avaient été cannibalisées. Il existait aussi une Station Cinq, jamais terminée, et devenue une épave.
La population de la Terre, dans sa majorité, ne connaissait pas forcément l’existence de Station Quatre, qui gravitait lentement autour de la Terre sur une orbite située bien au-delà de celle de Mars.
Les trois autres stations avaient servi de rampes de lancement lors de la construction des premières colonies ; puis celles-ci lancèrent les suivantes et la Terre décida d’utiliser Station Quatre pour les vols à destination de Mars.
En réalité, un seul départ eut lieu là. Il s’avéra que les colons étaient mieux adaptés psychologiquement aux longs vols spatiaux (car ils vivaient sur des mondes qui n’étaient que de grands vaisseaux spatiaux) et la Terre leur abandonna cette spécialité avec un soupir de soulagement.