— Oui, mais comment cela s’est-il produit ?
— Rien de bien grave, mais c’était gênant. » D’Aubisson rougit et ses lèvres restèrent pincées un moment, comme si elle allait se rebeller contre l’interrogatoire. Puis elle dit, presque en chuchotant : « J’avais fini d’examiner le commandant Genarr et Marlène m’a demandé comment il allait. Je lui ai dit qu’il n’avait rien de grave et qu’on pouvait espérer qu’il se remettrait rapidement.
« Elle m’a dit : ‘‘Pourquoi êtes-vous déçue ?’’
« J’étais interloquée et répondis : ‘‘Je ne suis pas déçue. Je suis contente.’’
« Elle répliqua : ‘‘Mais si, vous êtes déçue. C’est tout à fait visible. En plus, vous êtes impatiente.’’
« J’en avais entendu parler, mais c’était la première fois que cela m’arrivait et je n’ai rien trouvé de mieux à faire que de la défier. ‘‘Pourquoi impatiente ? Impatiente de quoi ?’’
« Elle m’a regardée d’un air sévère, avec ses grands yeux noirs inquiétants. ‘‘Cela concerne oncle Siever …’’ »
Pitt interrompit d’Aubisson. « Oncle Siever ? Ils sont apparentés ?
— Non. Je pense que c’est seulement un terme d’affection. Elle a répondu : ‘‘Cela concerne oncle Siever et je me demande si vous ne voulez pas prendre sa place de commandant.’’
« A ces mots, je me suis contentée de lui tourner le dos et de partir.
— Qu’avez-vous éprouvé lorsqu’elle vous a dit ça ?
— J’étais furieuse, naturellement.
— Parce qu’elle vous calomniait ? Ou parce qu’elle avait raison ?
— Eh bien, d’une certaine manière …
— Non, non. N’esquivez pas la question, docteur. Avait-elle tort ou raison ? Étiez-vous assez désappointée par la guérison de Genarr pour que la jeune fille le remarque, ou tout cela n’était-il que le fait de son imagination ? »
La réponse parut sortir de force de la bouche de d’Aubisson. « Elle ne s’est pas trompée. » Elle jeta un regard de défi à Pitt. « Je suis un être humain, j’ai des impulsions et des désirs. Vous-même venez de me dire qu’il se pourrait qu’on m’offre ce poste, ce qui signifierait que vous m’estimez suffisamment qualifiée.
— Je suis sûr qu’elle vous a calomniée en esprit … sinon dans les faits », dit Pitt sans aucun signe d’humeur. « Voilà une jeune femme qui est très étrange … et, en plus, elle semble immunisée contre la Peste. Il peut y avoir un lien entre son pattern neuronique et sa résistance à la Peste. Ne pourrait-elle devenir fort utile pour l’étude de cette maladie ?
— Je ne peux pas dire. C’est concevable.
— Est-ce que cela pourrait être testé ?
— Peut-être, mais comment ?
— Laissez-la s’exposer au maximum à l’influence d’Erythro », dit calment Pitt.
D’Aubisson répondit pensivement : « C’est ce qu’elle souhaite, et le mandant Genarr semble d’accord.
— Bien. Alors, vous fournirez le support médical.
— Je comprends. Et si la jeune femme attrapait la Peste ?
— Rappelons-nous que la solution de ce problème est plus importante que le bien-être d’un seul individu. Nous avons un monde à gagner, et il se peut que nous soyons obligés d’en payer le prix, si triste soit-il.
— Et si Marlène Fisher est détruite sans que nous réussissions à comprendre ou à neutraliser la Peste ?
— C’est un risque à courir. Après tout, il se peut aussi qu’elle reste indemne et que cette immunité, soigneusement étudiée, nous permette de faire une découverte capitale sur la Peste. Dans ce cas, nous aurons gagné sans rien perdre. »
Bien plus tard, quand d’Aubisson l’eut quitté pour rejoindre son appartement rotorien, le Gouverneur prit pleinement conscience de sa haine. La vraie victoire, ce serait que Marlène soit détruite et que la Peste reste un mystère. D’un seul coup, il serait débarrassé d’une fille gênante et susceptible de donner le jour à un enfant semblable à elle, et d’un monde gênant qui risquait d’abriter un jour une population aussi indésirable, aussi dépendante et aussi immobile que celle de la Terre.
64
Dans le dôme d’Erythro, ils étaient tous trois réunis : Siever Genarr, vigilant, Eugenia Insigna, inquiète, et Marlène Fisher, visiblement patiente.
« Souviens-toi, Marlène, dit Insigna, qu’il ne faut pas regarder fixement Némésis. Je sais qu’on t’a prévenue du danger des infrarouges, mais c’est aussi parce que Némésis a des éruptions solaires bénignes. De temps à autre, il s’en produit une à sa surface avec une explosion de lumière blanche. Cela ne dure qu’une minute ou deux, mais c’est assez pour traumatiser ta rétine et on ne peut pas prédire à quel moment cela se produira.
— Les astronomes peuvent le dire, non ? intervint Genarr.
— Pas vraiment. C’est l’un des nombreux aspects désordonnés de la nature. Nous n’avons pas encore déterminé les lois qui sont à la base de la turbulence stellaire et certains d’entre nous pensent qu’on n’y arrivera jamais totalement. Elles sont trop complexes.
— Intéressant, remarqua Genarr.
— Mais il ne faut pas se plaindre de ces éruptions. Elles fournissent les trois pour cent de l’énergie de Némésis qui atteignent Erythro.
— Ce n’est pas beaucoup.
— Si. Sans elles, Erythro serait un monde glacé. Mais elles posent problème à Rotor qui, lorsqu’une éruption survient, doit adapter rapidement l’utilisation qu’il fait de la lumière de Némésis et renforcer son champ d’absorption des particules. »
Le regard de Marlène passait de l’un à l’autre ; elle finit par intervenir avec un peu d’exaspération dans la voix. « Vous allez continuer longtemps ? C’est pour me garder ici, hein ? Je m’en aperçois bien. »
Insigna se hâta de répondre : « Où iras-tu, quand tu seras dehors ?
— Dans les alentours. Au bord de la petite rivière, ou du ruisseau, quel que soit son nom.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il m’intéresse. De l’eau qui coule, comme ça, au grand air, dont on ne peut pas voir les extrémités, et qui n’est pas pompée.
— Elle est pompée par la chaleur de Némésis, dit Insigna.
— Cela ne compte pas. Ce ne sont pas des êtres humains qui l’ont fait. J’ai juste envie de rester là à le regarder.
— Ne bois pas son eau, déclara sévèrement Insigna.
— Je n’en ai pas l’intention. Je peux rester une heure sans boire. Quand j’aurai faim, ou soif, ou autre chose, je reviendrai. Tu fais tellement d’histoires pour rien. »
Genarr sourit. « Je suppose que tu veux tout recycler, ici, dans le Dôme.
— Oui, bien sûr. N’est-ce pas normal ? »
Le sourire de Genarr s’élargit. « Tu sais, Eugenia, je suis sûr que le fait de vivre dans une station spatiale a radicalement changé l’humanité. La nécessité de recycler est devenue une seconde nature. Sur Terre, on se contente de jeter les choses en supposant qu’elles vont se recycler naturellement et parfois, bien sûr, ça ne marche pas.
— Genarr, tu es un rêveur. On peut enseigner aux humains à prendre de bonnes habitudes en exerçant sur eux une pression, mais si on la relâche, les mauvaises habitudes reviennent aussitôt. Il est plus facile de descendre une colline que de la gravir. C’est la seconde loi de la thermodynamique, et si jamais nous colonisons Erythro, je peux te prédire que nous laisserons des détritus d’un pôle à l’autre en un rien de temps.
— Non, nous ne le ferons pas », intervint Marlène.