— Comment peux-tu le dire à l’avance ?
— En envoyant des animaux dans l’hyper-espace, d’un point à un autre. Lorsqu’ils sont arrivés au point de réception, ils n’ont pas pu nous dire comment cela s’était passé, mais ils étaient là, totalement indemnes et calmes. Il était évident qu’ils n’avaient pas été incommodés. Nous avons essayé avec des douzaines d’animaux de toutes sortes. Nous avons même essayé avec des singes, qui ont tous parfaitement survécu … sauf un.
— Ah. Et qu’était-il arrivé ?
— L’animal était mort, grotesquement mutilé, mais cela avait été causé par une erreur de programmation. Ce n’était pas une transition qui avait eu lieu. Et quelque chose comme cela peut nous arriver. Ce n’est guère probable, mais possible. Ce serait comme de franchir le seuil d’une porte, de se taper le bout du soulier sur le rebord, de trébucher, de tomber en avant et de se briser le cou. Ce sont des choses qui arrivent, mais nous n’y pensons pas chaque fois que nous franchissons un seuil. D’accord ?
— Je suppose que je n’ai pas le choix, répondit Fisher. D’accord. »
Deux heures et vingt-sept minutes plus tard, le vaisseau entra sain et sauf dans l’hyper-espace, sans que personne sente rien à bord, et c’est ainsi qu’eut lieu le premier vol supraluminique à une vitesse bien supérieure à celle de la lumière.
La transition eut lieu, d’après le temps standard de la Terre, à 21 h 20, le 15 janvier 2237.
Chapitre 31
Le nom
66
Le silence !
Marlène s’en délectait … d’autant plus qu’elle pouvait le rompre à volonté. Elle se pencha pour ramasser un caillou et le lança contre un rocher. Il fit un petit bruit sourd, puis retomba sur le sol et resta immobile.
Ayant quitté le Dôme avec les vêtements qu’elle portait sur Rotor, elle se sentait parfaitement libre de ses mouvements.
Elle se dirigea tout droit vers le ruisseau, sans chercher à prendre des points de repère.
Dans ses dernières paroles, sa mère ne l’avait suppliée que faiblement. « Je t’en prie, Marlène, souviens-toi que tu as dit que tu resterais en vue du Dôme. »
Elle avait brièvement souri, mais sans répondre. Elle n’avait pas l’intention de se laisser entraver, en dépit des promesses qu’elle s’était laissé arracher pour avoir la paix. Après tout, elle portait un émetteur-radio. On pouvait, à tout moment, la localiser. Elle-même utiliserait éventuellement le récepteur pour trouver la direction du Dôme.
Même s’il lui arrivait un accident, on pourrait venir la chercher.
Tout était paisible et merveilleux sur Erythro. Rotor, c’était le bruit. Où qu’on aille, l’air vibrait et bombardait vos oreilles fatiguées de ses ondes sonores. Ce devait être pire sur Terre, avec ses huit milliards d’habitants, ses trillions d’animaux, ses orages, son eau turbulente sur la mer comme au ciel. Une fois, elle avait tenté d’écouter un enregistrement intitulé « Les bruits de la Terre », grimacé de dégoût et renoncé rapidement.
Mais ici, sur Erythro, quel merveilleux silence.
Marlène arriva au bord du ruisseau ; l’eau coulait devant elle avec un doux bruit pétillant. Elle ramassa un caillou de forme irrégulière et le lança dans l’eau ; il fit un petit plouf. Les sons n’étaient pas interdits sur Erythro ; ils étaient juste distribués parcimonieusement, comme d’occasionnels ornements qui rendaient le silence ambiant encore plus précieux.
Elle tapa du pied l’argile molle, au bord du ruisseau. Elle entendit un bruit sourd et vit une vague empreinte de pas. Elle se pencha, prit de l’eau dans sa paume et la jeta sur le sol, devant elle, ce qui le mouilla et l’assombrit par endroits, en cramoisi sur fond rose. Elle ajouta encore de l’eau et finalement appuya son pied droit sur la tache sombre. Quand elle l’ôta, l’empreinte de pas était profonde.
Quelques rochers parsemaient le lit du ruisseau et elle s’en servit comme gué pour franchir l’eau.
Marlène se remit en marche d’un pas allègre, en balançant les bras et en respirant à fond. Elle savait très bien qu’ici le pourcentage d’oxygène était inférieur à celui de Rotor. Si elle courait, elle se fatiguerait vite, elle épuiserait plus rapidement les plaisirs de ce monde. Mais elle n’avait aucune raison de courir.
Elle voulait tout regarder !
Elle se retourna ; le monticule du Dôme était visible. Cela l’irrita. Elle voulait s’éloigner suffisamment pour qu’en se retournant, elle voie l’horizon comme un cercle parfait — ou même irrégulier — sans aucune marque d’intrusion humaine en dehors d’elle-même.
(Devait-elle appeler le Dôme ? Devait-elle dire à sa mère qu’elle allait sortir de son champ de vision ? Non, ils n’avaient qu’à capter son traceur. Ils sauraient qu’elle était vivante et en train de se déplacer. S’ils l’appelaient, elle n’en tiendrait pas compte. C’est vrai ! Ils pouvaient la laisser tranquille, à la fin !)
Ses yeux s’adaptaient à la couleur rose de Némésis et à celle de la terre autour d’elle. Erythro n’était pas simplement rose ; il y avait des nuances sombres et pastel, des pourpres et des oranges, presque des jaunes par endroits. Avec le temps, cela deviendrait une nouvelle palette de couleurs, aussi variée que celle de Rotor, mais plus apaisante.
Qu’arriverait-il si les gens s’établissaient sur Erythro, y introduisaient de la vie, y bâtissaient des cités ? Est-ce qu’ils la pollueraient ? Ou est-ce qu’ils sauraient tirer des leçons du destin de la Terre et faire de ce monde vierge une planète selon leur cœur ?
Le cœur de qui ?
C’était ça le problème. Les gens auraient des idées différentes, ils se querelleraient et poursuivraient des objectifs incompatibles. Ne vaudrait-il pas mieux laisser Erythro vide ?
Mais Marlène savait bien qu’elle n’aurait pas envie de partir. Elle était heureuse d’être ici. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle se sentait chez elle, beaucoup plus qu’elle l’avait jamais été sur Rotor.
Était-ce une vague mémoire atavique de la Terre ? Y avait-il, dans ses gènes, l’amour d’un immense monde sans limites ; un désir qu’une petite station spatiale artificielle ne pouvait combler ? La Terre était sûrement très différente d’Erythro, sauf par ses dimensions. Et si la Terre était dans ses gènes, pourquoi n’était-elle pas dans les gènes de tous les êtres humains ?
Il devait y avoir une explication. Marlène secoua la tête comme pour l’éclaircir et tournoya, tournoya comme si elle était au milieu d’un espace illimité. Sur Rotor, on pouvait voir des hectares de céréales et d’arbres fruitiers, une vapeur verte et ambrée, et l’irrégularité constante des structures humaines. Ici, sur Erythro, on ne voyait que les ondulations du sol, parsemées de rochers de toutes tailles, comme si une main géante les avait éparpillés négligemment — étranges formes silencieuses et menaçantes, avec des petits ruisseaux, ici et là, qui coulaient entre eux. Et pas de vie du tout, si l’on ne tenait pas compte des myriades de cellules microbiennes qui remplissaient l’atmosphère, grâce à l’énergie fournie par la lumière rouge de Némésis.
Némésis, comme toute naine rouge, continuerait à déverser son énergie pendant deux cents milliards d’années ; Erythro et ses minuscules procaryotes auraient de la chaleur durant tout ce temps. Longtemps après la mort du Soleil et de la Terre et de tant d’autres brillantes étoiles, dont beaucoup n’étaient pas encore nées, Némésis brillerait encore, immuable, Erythro graviterait autour de Mégas, immuable, et les procaryotes vivraient et mourraient, fondamentalement immuables eux aussi.
Les êtres humains n’avaient sûrement pas le droit de transformer ce monde. Mais si elle restait seule sur Erythro, elle aurait besoin de nourriture … de compagnie.