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Elle pouvait retourner de temps à autre au Dôme pour manger et satisfaire son besoin de voir d’autres êtres humains, mais elle passerait tout de même la plus grande partie du temps seule avec Erythro. N’allait-on pas suivre son exemple ? Comment pourrait-elle l’empêcher ? Et même si ses imitateurs étaient peu nombreux, cet Eden ne serait-il pas inévitablement gâté ? Ne serait-il pas gâté par elle, par elle seule ?

« Non ! » cria-t-elle, tout haut, prise du désir d’ébranler l’atmosphère étrangère, de l’obliger à transporter ses paroles à ses propres oreilles.

Elle entendit sa propre voix ; mais, en terrain plat, il n’y avait pas d’écho. Son cri s’évanouit aussitôt.

Elle pivota de nouveau sur ses talons. Le Dôme n’était plus qu’une ombre mince à l’horizon. Elle pouvait n’en pas tenir compte, mais tout de même. Elle ne voulait plus le voir du tout. Elle ne voulait rien dans le paysage, seulement elle et Erythro.

Elle entendit le faible soupir du vent et comprit qu’il avait pris de la vitesse. Il n’était pas assez fort pour qu’elle le sente ; la température n’avait pas baissé et n’était pas désagréable.

Elle perçut juste un faible « Ah-h-h-h. »

Elle l’imita joyeusement : « Ah-h-h-h. »

Marlène leva les yeux vers le ciel avec curiosité. Les prévisions météorologiques avaient annoncé un temps clair. Est-ce que la tempête pouvait souffler brusquement sur Erythro ? Est-ce que le vent pouvait se lever ? Est-ce que des nuages allaient courir dans le ciel et la pluie commencer à tomber avant qu’elle puisse revenir au Dôme ?

C’était stupide. Bien sûr qu’il pleuvait sur Erythro, mais à l’heure présente, il n’y avait que quelques fins nuages roses au-dessus de sa tête. Ils se déplaçaient paresseusement dans le ciel sombre et dégagé. Il ne semblait y avoir aucun signe d’orage.

« Ah-h-h-h-h, chuchota le vent. Ah-h-h-h-h è-è-è-è. »

C’était un son double, et Marlène fronça les sourcils. Qu’est-ce qui faisait ce bruit-là ? Le vent ne pouvait sûrement pas y arriver tout seul. Il fallait qu’il rencontre un obstacle pour siffler de la sorte. Mais il n’y avait rien en vue.

« Ah-h-h-h-è-è-è-è-è eu-eu-eu-eu. »

C’était un son triple maintenant, avec l’accent sur le deuxième son.

Marlène regarda autour d’elle, étonnée. Pour produire ce son, il aurait fallu que quelque chose vibre, mais elle ne voyait rien.

Erythro avait l’air vide et silencieuse. La planète ne pouvait pas produire de son.

« Ah-h-h-h è-è-è-è eu-eu-eu-eu. »

Encore. Plus clair qu’avant. Le son semblait résonner dans sa tête ; à cette idée, son cœur se serra et elle frissonna. Elle sentit la chair de poule envahir ses bras.

Il ne pouvait rien lui arriver de mal. Rien !

Elle s’attendait à l’entendre encore, et il revint. Plus fort. Plus clair. Comme s’il s’exerçait et prenait de l’assurance. Mais à quoi ?

Involontairement, tout à fait involontairement, elle se dit : c’est comme si quelqu’un, ne pouvant pas prononcer les consonnes, essayait de dire son nom.

Comme si cette pensée avait libéré une autre bouffée d’énergie, ou peut-être aiguisé son imagination, elle entendit …

« Mah-h-h lè-è-è neu-eu-eu. »

Machinalement, sans savoir ce qu’elle faisait, elle leva les mains et se couvrit les oreilles.

Marlène, pensa-t-elle …

Et le son l’imita : « Mahr-lè-neuh. »

Puis répéta, presque facilement, presque naturellement. « Marlène. »

Elle frissonna et reconnut la voix. C’était celle d’Aurinel, Aurinel de Rotor, qu’elle n’avait pas vu depuis le jour où elle lui avait dit que la Terre allait être détruite. Elle avait rarement pensé à lui … Mais toujours avec tristesse.

Pourquoi entendait-elle sa voix alors qu’il n’était pas là — ou entendait-elle une voix là où il n’y avait personne ?

« Marlène. »

Et elle renonça. C’était la Peste d’Erythro qu’elle avait été si sûre de ne pas attraper.

Elle se mit à courir aveuglément vers le Dôme, sans s’arrêter pour voir où il était.

Elle ne savait pas qu’elle criait.

67

On la ramena au Dôme. On l’avait vue arriver en courant. Deux gardes, portant des combinaisons anti-E et des casques, étaient aussitôt sortis et l’avaient entendue crier.

Mais le hurlement s’était arrêté avant qu’ils la rejoignent. Elle avait ralenti, puis cessé de courir, bien avant de percevoir leur approche.

Quand ils la rejoignirent, elle les regarda calmement et les étonna en leur demandant : « Qu’est-ce qui ne va pas ? »

Personne ne lui répondit. Une main la prit par le coude et elle se dégagea d’un geste brusque.

« Ne me touchez pas. Je vais revenir au Dôme, si c’est ce que vous vous voulez, mais je peux marcher. »

Et elle les suivit tranquillement. Elle avait retrouvé tout son sang-froid.

68

Eugenia Insigna essayait de ne pas avoir l’air affolée. « Que t’est-il arrivé, Marlène ?

— Rien du tout. Rien du tout, répondit Marlène, avec ses grands yeux noirs insondables.

— Ne me dis pas ça. Tu t’es mise à courir en criant.

— J’ai fait cela un moment, juste un petit moment. C’était silencieux, tellement silencieux, que j’ai fini par croire que j’étais peut-être sourde. Rien que le silence, tu comprends. Alors j’ai tapé des pieds et j’ai couru juste pour entendre du bruit, et j’ai crié …

— Juste pour t’entendre crier ? demanda Insigna en fronçant les sourcils.

— Oui, maman.

— Et tu penses que je vais croire ça ? Eh bien non. Nous avons capté tes cris et ce n’étaient pas ceux qu’on pousse pour faire du bruit. C’étaient des cris de terreur. Quelque chose t’a effrayée.

— Je viens de te le dire. Le silence. L’impression d’être sourde. »

Insigna se tourna vers d’Aubisson. « Est-ce possible, docteur ? On a l’habitude de vivre entouré de bruit et tout à coup l’on entend rien, rien du tout ; alors les oreilles s’imaginent entendre quelque chose afin de pouvoir se sentir utiles ? »

D’Aubisson eut un mince sourire. « C’est une manière imagée de le dire, mais c’est vrai que la privation sensorielle peut provoquer des hallucinations.

— Le silence m’a perturbée, je suppose. Mais après avoir entendu ma voix et mes pas, je me suis calmée. Demandez aux deux gardes. J’étais parfaitement calme quand ils sont arrivés et je les ai suivis sans faire d’histoire. Interrogez-les, oncle Siever.

— Ils me l’ont dit. D’ailleurs nous regardions. Très bien. C’est ça.

— Ce n’est pas ça, pas du tout, dit Insigna toujours pâle de frayeur ou de colère, peut-être des deux. Elle ne ressortira plus. L’expérience est terminée. »

D’Aubisson éleva la voix, comme pour devancer tout affrontement entre la mère et la fille. « L’expérience n’est pas terminée, Dr Insigna. On peut parler d’hallucination auditive quand l’oreille n’est pas habituée au silence, mais il y a une autre raison possible : un début d’instabilité mentale. »

Insigna eut l’air affolée.

« La Peste d’Erythro, s’écria Marlène.

— Je ne parle pas de cela en particulier. Nous n’avons aucune preuve. Aussi avons-nous besoin d’une autre scanographie cérébrale. Pour votre bien.

— Non.

— Ne dites pas non. Nous n’avons pas le choix. »