Marlène regarda d’Aubisson de ses yeux noirs tout songeurs. « Vous espérez que j’ai la Peste. Vous voulez que j’aie la Peste. »
D’Aubisson se raidit et sa voix se fêla : « C’est ridicule. Comment osez-vous dire une chose pareille ? »
Mais c’était Genarr, maintenant, qui dévisageait la neurophysicienne. « Ranay, nous avons discuté du don de Marlène, et si elle dit que vous voulez qu’elle ait la Peste, elle parle sérieusement.
— Je vois ce que l’enfant veut dire, répondit d’Aubisson en fronçant les sourcils. Je n’ai pas étudié un nouveau cas de Peste depuis des années. Quand je le faisais, le Dôme était à ses débuts et je n’avais pas les appareils adéquats. Professionnellement, j’accueillerais avec plaisir une chance de faire une étude complète d’un cas de Peste avec les techniques et les instruments actuels, pour découvrir la véritable cause, une vraie thérapie et une vraie prévention. J’ai des raisons d’être excitée, oui. C’est une émotion professionnelle que cette jeune femme, incapable de lire les pensées, et sans expérience de ce genre de choses, a pris pour de la joie. Ce n’est pas si simple.
— En effet, dit Marlène, mais il y avait aussi de la malveillance.
— Vous vous trompez. Et vous devez vous soumettre au scanner.
— Non, répondit Marlène presque en criant. Vous devrez me mettre sous sédatif et les résultats ne seront pas valables.
— Je ne veux pas qu’on pratique cet examen contre sa volonté, intervint Insigna d’une voix tremblante.
— Qu’elle le veuille ou non, cela ne compte pas dans un … commença d’Aubisson, puis elle recula en vacillant et porta la main à son ventre.
— Qu’y a-t-il ? » demanda automatiquement Genarr.
Puis, sans attendre de réponse, laissant Insigna guider d’Aubisson vers le divan le plus proche et la persuader de s’y étendre, il se tourna vers Marlène et lui dit : « Marlène, accepte l’examen.
— Non. Elle dira que j’ai la Peste.
— Elle ne fera pas cela. Je te le garantis. Pas à moins que tu l’aies vraiment.
— Je ne l’ai pas.
— J’en suis convaincu et la scanographie cérébrale en fera la preuve. Fais-moi confiance, Marlène. Je t’en prie. »
Les yeux de Marlène allèrent de Genarr à d’Aubisson, puis revinrent à Genarr. « Et je ne ressortirai plus sur Erythro ?
— Bien sûr que si. Aussi souvent que tu le souhaiteras. Si tu es normale … et tu es sûre de l’être, n’est-ce pas ?
— Absolument sûre.
— Alors la scanographie cérébrale le prouvera.
— Oui, mais elle dira que je ne peux pas ressortir.
— Ta mère ?
— Et le docteur.
— Non, d’Aubisson n’osera pas t’en empêcher. Allez, dis que tu acceptes l’examen.
— D’accord. »
Ranay d’Aubisson était en train de se relever. Non sans peine.
69
La neurophysicienne étudiait l’analyse de la scanographie cérébrale, traitée par ordinateur : à côté d’elle Siever Genarr l’observait.
« Un drôle de tracé, murmura d’Aubisson.
— Nous le savions déjà. C’est une jeune femme étrange. Y a-t-il un changement ?
— Aucun.
— Vous avez l’air déçue.
— Ne recommencez pas, Commandant. Professionnellement, je suis déçue.
— Comment vous sentez-vous ? Vous avez eu un curieux malaise, hier.
— C’était la tension nerveuse. On ne m’accuse pas souvent de souhaiter que quelqu’un soit gravement malade … et tout le monde y croyait.
— Comment cela s’est-il traduit ?
— Des douleurs abdominales. Et un vertige.
— Est-ce que cela vous arrive souvent, Ranay ?
— Non. Pas plus souvent que d’être accusée d’avoir un comportement contraire au code moral de ma profession.
— Ce n’est qu’une jeune femme passionnée. Pourquoi l’avez-vous tellement prise au sérieux ?
— Cela ne vous ennuierait pas de changer de sujet ? Il n’y a aucun signe de modification du cerveau. Si elle était normale avant, elle l’est encore.
— Dans ce cas, pensez-vous, en tant que neurophysicienne, qu’elle peut continuer à explorer Erythro ?
— Puisqu’apparemment cela ne l’a pas affectée, je n’ai aucune raison de le lui interdire.
— Etes-vous prête à aller plus loin et à l’envoyer dehors ? »
D’Aubisson commença à montrer des signes d’hostilité. « Vous savez que je suis allée voir le gouverneur Pitt. » Cela n’avait pas l’air d’une question.
« Oui, je le sais, répondit tranquillement Genarr.
— Il m’a mise à la tête d’un nouveau projet d’étude de la Peste d’Erythro auquel il va attribuer un généreux budget.
— C’est une bonne idée et vous êtes la personne idéale pour diriger ce programme.
— Merci. Mais il ne m’a pas nommée commandant à votre place. C’est donc à vous, Commandant, de décider si Marlène Fisher peut sortir ou non à la surface d’Erythro.
— J’ai l’intention de lui en donner la permission. Puis-je avoir votre concours ?
— Je vous ai dit, en tant que neurophysicienne, qu’elle n’a pas la Peste, et je ne ferai rien pour vous en empêcher, mais l’ordre dépend uniquement de vous. S’il faut mettre quelque chose par écrit, vous devrez le signer.
— Mais vous n’essaierez pas de m’en empêcher.
— Je n’ai aucune raison de le faire. »
70
Ils venaient d’achever leur dîner sur un fond de musique douce. Siever Genarr finit par dire : « Les paroles sont bien de Ranay d’Aubisson, mais la force qui les sous-tend est celle de Janus Pitt.
— Tu crois vraiment ?
— Oui, Insigna, et toi aussi. Tu connais Janus mieux que moi. C’est vraiment dommage. Ranay est un médecin compétent, d’une grande intelligence, c’est même quelqu’un de bien, mais elle est ambitieuse comme nous le sommes tous, d’une façon ou d’une autre — et on peut la corrompre. Elle veut s’inscrire dans les annales de la science comme celle qui a vaincu la Peste d’Erythro.
— Et elle serait prête à risquer la santé mentale de Marlène ?
— Ce n’est pas qu’elle en ait l’ardent désir, mais elle le fera s’il n’y a pas d’autre moyen.
— Utiliser Marlène comme cobaye, c’est monstrueux.
— Pas pour elle, et certainement pas pour Pitt. Un esprit ne compte pas s’il peut sauver un monde et le rendre habitable pour des millions d’autres. C’est un point de vue impitoyable, mais les générations futures feront peut-être de Ranay une héroïne à cause de cela, et penseront avec elle que cela valait bien la perte d’un esprit, ou d’un millier d’esprits.
— Oui, parce que ce n’est pas le leur.
— Bien entendu. Pendant toute l’histoire, des êtres humains ont consenti à faire des sacrifices aux dépens des autres. En tout cas, Pitt est comme ça.
— Et que dirait-il, ajouta amèrement Insigna, si Marlène était exposée — et détruite — sans que le problème de la Peste soit résolu ? Que dirait-il si la vie de ma fille était inutilement réduite à néant ? Et que dirait d’Aubisson ?
— Elle serait désolée, j’en suis sûr.
— Parce qu’elle n’aurait pas l’honneur d’avoir découvert le remède ?
— Bien entendu, mais elle serait aussi malheureuse à cause de Marlène … et elle se sentirait même coupable. Ce n’est pas un monstre. Quant à Pitt …
— Lui, c’est un monstre.
— Je n’irais pas jusque-là, mais il n’a qu’une chose en vue. Il ne pense qu’à ses projets pour l’avenir de Rotor. Si quelque chose tournait mal, il se dirait sans doute que c’est Marlène qui s’est immiscée dans ses plans et que ce malheur devait arriver pour le bien de Rotor. Cela ne pèserait pas lourd sur sa conscience. »