Elle revint l’air échevelée — sans un cheveu de travers, mais ‘‘intérieurement’’ échevelée. Elle regarda Fisher avec des yeux hagards, comme si elle ne le reconnaissait pas vraiment.
« Le pattern n’aurait pas dû changer.
— Vraiment ?
— Nous n’avons pas été assez loin pour cela. Seulement 1,33 milli-années-lumière. Ce n’est pas assez pour altérer le pattern stellaire à l’œil nu. Cependant (elle poussa un profond soupir) ce n’est pas aussi grave que je le craignais. J’ai d’abord pensé que nous avions dérivé sur des milliers d’années-lumière.
— C’était possible, Tessa ?
— Bien sûr. Si notre passage par l’hyper-espace n’était pas sévèrement contrôlé, un millier d’années-lumière d’écart, ce serait facile.
— Dans ce cas-là, il suffirait de …
— Non, on ne pourrait pas revenir, interrompit Wendel. Si nos commandes étaient à ce point inefficaces, on effectuerait à chaque passage un parcours incontrôlé qui se terminerait en un point aléatoire et on ne retrouverait jamais le chemin du retour. »
Fisher fronça les sourcils. L’euphorie succédant à la plongée dans l’hyper-espace — et à la conscience d’y avoir survécu — commençait à diminuer sérieusement. « Mais quand tu as envoyé des objets, au cours des essais, ils sont toujours revenus.
— Ils étaient beaucoup moins grands et on les envoyait infiniment moins loin. Mais, comme je te l’ai dit, ce n’est pas trop grave. Il s’avère que la distance parcourue est correcte. Les étoiles forment le pattern auquel on peut s’attendre.
— Mais il a changé. Je l’ai vu changer.
— Parce que nous étions orientés autrement. L’axe le plus long du vaisseau a viré d’un angle de plus de vingt-huit degrés. Nous ne nous sommes pas déplacés en ligne droite, mais pour une raison que j’ignore selon une courbe. »
Les étoiles, vues du hublot d’observation, se déplaçaient lentement, régulièrement.
« Nous sommes en train de tourner de nouveau le vaisseau en direction de l’Étoile voisine, juste pour notre confort psychologique, mais il faut que nous trouvions pourquoi nous avons viré lors du passage. »
L’étoile brillante, l’étoile-phare, apparut sur le hublot puis le traversa. Fisher cligna des yeux.
« C’est le Soleil, dit Wendel, répondant au regard étonné de Fisher.
— Y a-t-il une explication logique au fait que le vaisseau ait infléchi sa trajectoire lors du passage ? Si Rotor l’a fait aussi, qui sait où ils ont abouti ?
— Et où nous aboutirons. Parce que je n’ai aucune explication rationnelle. Pas pour le moment. » Elle le regarda, fortement troublée. « Si nos hypothèses étaient correctes, nous aurions changé de position, mais non de direction. Nous nous serions déplacés en ligne droite, une ligne droite euclidienne, en dépit de la courbe relativiste de l’espace-temps, parce que nous n’étions pas dans l’espace-temps, justement. Il y a eu une erreur dans la programmation de l’ordinateur — ou bien nos hypothèses sont fausses. J’espère que c’est la première hypothèse qui est la bonne. On peut corriger la programmation plus facilement. »
Cinq heures s’écoulèrent. Wendel entra en se frottant les yeux. Fisher la regarda avec inquiétude. Il avait visionné un film sans parvenir à s’y intéresser. Alors, il avait contemplé les étoiles, laissant leurs patterns l’hypnotiser, telle une anesthésie.
« Eh bien, Tessa ?
— Il n’y a pas d’erreur de programmation, Crile.
— Alors, ce sont les hypothèses qui sont fausses.
— Oui, mais en quoi ? Nous avons fait un nombre colossal d’hypothèses. Lesquelles sont incorrectes ? Nous ne pouvons pas les vérifier l’une après l’autre. Nous n’en finirions jamais et nous serions complètement perdus. »
Le silence tomba entre eux un moment, puis Wendel dit : « S’il s’était agi de la programmation, l’erreur aurait été dépourvue de signification. Nous l’aurions corrigée, sans rien apprendre, mais nous aurions été sauvés. Au point où nous en sommes, il ne nous reste plus qu’à remonter jusqu’aux principes de base ; nous avons une chance de découvrir quelque chose de vraiment important, mais, si nous échouons, nous ne retrouverons peut-être jamais le chemin du retour. »
Elle s’empara soudain de la main de Fisher. « Tu comprends, Crile ? Quelque chose a mal tourné et si nous ne trouvons pas ce que c’est, rien — sauf un hasard incroyable — ne nous permettra de rentrer chez nous. Nous aurons beau essayer, nous aboutirons peut-être au mauvais endroit, en nous engageant de plus en plus loin dans l’erreur. Et, pour finir, ce sera la mort, quand notre recyclage tombera en panne, quand nos réserves d’énergie s’épuiseront, ou que le désespoir épuisera notre envie de vivre. Et c’est moi qui t’ai fait ça. Mais la vraie tragédie, c’est de renoncer au rêve. Si nous ne revenons pas, ils ne sauront jamais que le vaisseau a pu marcher. Ils en concluront que la transition a été mortelle et ils n’essaieront peut-être jamais plus.
— Il faudra bien s’ils doivent fuir la Terre.
— Ils pourraient renoncer, attendre en tremblant que l’Étoile voisine arrive et passe, mourir petit à petit. » Elle clignait rapidement des yeux, le visage extrêmement fatigué. « Et ce serait aussi la fin de ton rêve, Crile. »
Les lèvres de Fisher se pincèrent, mais il ne dit rien.
Presque timidement, Wendel reprit : « Depuis des années, Crile, je suis à tes côtés. Si ta fille disparaît, est-ce que je te suffirai ?
— Je peux aussi te demander : Si le vol supraluminique échoue, est-ce que moi, je te suffirai ? »
La réponse n’était facile ni pour l’un ni pour l’autre, mais Wendel dit : « Tu es un pis-aller, Crile, mais un pis-aller rudement bon. Merci. »
Fisher s’excita. « Ce que tu dis est valable pour moi aussi, Tessa. Je ne l’aurais pas cru au début. Si je n’avais pas eu de fille, toi seule aurais compté. Je souhaite presque que …
— Ne souhaite rien. Pis-aller, ça suffit. »
Ils se prirent les mains. Calmement. Et contemplèrent les étoiles.
Jusqu’à ce que Merry Blankowitz passe la tête dans l’entrebâillement de la porte. « Capitaine Wendel, Wu a une idée. Il dit qu’il y a pensé tout le temps, mais qu’il hésitait à vous le dire. »
Wendel sauta sur ses pieds. « Pourquoi ?
— Il vous en a Parlé, une fois, et vous lui avez dit de ne pas raconter de bêtises.
— Vraiment ? Et qu’est-ce qui lui a fait croire que je ne pouvais pas me tromper ? Je vais l’écouter et si c’est une bonne idée, je vais lui tordre le cou pour ne pas m’avoir parlé plus tôt. »
Et elle sortit en toute hâte.
72
Fisher dut attendre encore un jour et demi. Ils mangeaient ensemble, comme d’habitude, mais en silence. Fisher ne savait pas s’ils dormaient. Lui ne le fit que par intermittence et seul son désespoir en fut alimenté.
Combien de temps allons-nous continuer comme cela ? pensa-t-il le lendemain, tout en considérant la beauté de ce point brillant et inaccessible qui, il y a si peu de temps, le réchauffait et éclairait son chemin sur la Terre.
Tôt ou tard, ils mourraient. La technologie spatiale pouvait prolonger la vie. Le recyclage était tout à fait efficace. Même la nourriture durait longtemps si l’on était prêt à se contenter du gâteau d’algue insipide qui terminait tous leurs repas. L’énergie s’écoulait au goutte-à-goutte des moteurs à micro-fusion. Mais personne ne voudrait sans doute prolonger la vie aussi longtemps que le vaisseau la permettrait.