— Mais passons à une autre question très importante. Pourquoi cette forme de vie — quoi qu’elle soit — aurait-elle besoin de toi ? »
Marlène eut l’air très surprise. « Il peut me parler, oncle Siever. Il peut me transmettre des idées.
— Alors tu penses qu’il veut juste quelqu’un à qui parler ? Crois-tu que lorsque nous, les humains, sommes arrivés ici, il s’est aperçu pour la première fois qu’il était seul ?
— Je l’ignore.
— Aucune impression de cela ?
— Aucune.
— Cet esprit pourrait nous détruire. » Genarr se parlait à lui-même maintenant. « Il le pourrait sans difficulté s’il se lassait de toi, ou s’il s’ennuyait avec toi.
— Non, oncle Siever.
— Mais il m’a rendu malade lorsque j’ai voulu m’interposer entre lui et toi. Et il a fait la même chose au Dr d’Aubisson, à ta mère et au garde.
— Oui, mais juste assez pour vous empêcher de me contrecarrer. Il ne vous a pas causé d’autre dommage.
— Alors, il aurait fait tout cela juste pour te faire sortir à l’extérieur, afin de pouvoir te parler, et avoir de la compagnie. Cela ne me semble pas une raison suffisante.
— Peut-être que la vraie raison, c’est quelque chose que nous ne pouvons pas comprendre. Peut-être est-ce un esprit si différent du nôtre qu’il ne peut pas expliquer ses raisons, ou que, s’il le faisait, nous n’y comprendrions rien.
— Mais cet esprit n’est pas si différent que cela, puisqu’il peut converser avec toi. Il reçoit tes idées et te transmet les siennes, hein ? Vous communiquez tous les deux.
— Oui.
— Et il te comprend assez bien pour essayer de te plaire en adoptant la voix et le visage d’Aurinel. »
Marlène baissa la tête et fixa des yeux le plancher.
Genarr dit doucement : « Puisqu’il nous comprend, nous pouvons le comprendre, donc il faut que tu découvres pourquoi il a besoin de toi. Ce serait très important de le savoir, car qui sait ce qu’il prépare ? Nous ne pouvons découvrir cela que par toi, Marlène. »
La jeune fille tremblait. « Je ne sais pas comment faire, oncle Siever.
— Tu n’as qu’à continuer ce que tu as fait. L’esprit semble amical avec toi et s’expliquera peut-être. »
Marlène leva les yeux et étudia Genarr. « Tu as peur, oncle Siever.
— Bien sûr que j’ai peur. Nous avons affaire à un esprit infiniment plus puissant que le nôtre. Il peut, s’il le désire, nous liquider tous.
— Je ne parle pas de cela, oncle Siever. Tu as peur pour moi. »
Genarr hésita. « Es-tu encore sûre d’être en sécurité sur Erythro ? Est-ce sans danger pour toi de parler avec cet esprit ? »
Marlène sauta sur ses pieds et dit, presque avec arrogance : « Bien sûr que oui. Il n’y a aucun risque. Il ne me fera aucun mal. »
Elle en avait l’air totalement persuadée, mais le cœur de Genarr se serra. Ce qu’elle pensait ne comptait pas, puisque son esprit avait été « réglé » par celui d’Erythro. Pourrait-il lui faire confiance, maintenant ? se demanda-t-il.
Après tout, pourquoi cet esprit, formé de milliards de milliards de procaryotes n’aurait-il pas, comme Pitt, un programme en vue ? Et pourquoi dans son désir ardent de le réaliser, ne montrerait-il pas la duplicité de Pitt ?
Et si cet esprit mentait à Marlène pour des raisons qui lui étaient propres ?
Lui, Genarr, avait-il le droit de lui envoyer Marlène dans de telles conditions ?
Mais est-ce que cela rentrait en ligne de compte, qu’il en ait le droit ou non ? Avait-il le choix ?
Chapitre 34
Proches
76
« C’est parfait, dit Tessa Wendel. Parfait, parfait, parfait. » Elle fit le geste de clouer quelque chose au mur. « Parfait. »
Crile Fisher savait de quoi elle parlait. Deux fois ils avaient traversé l’hyper-espace, dans des directions différentes. Deux fois, Crile avait vu le pattern des étoiles changer. Deux fois, il avait cherché le Soleil, l’avait trouvé un peu plus terne la première fois, un peu plus brillant la seconde. Il commençait à se prendre pour un vieux vagabond de l’hyperespace.
« J’ai cru comprendre que le Soleil ne nous gênait pas.
— Oh, si, mais d’une manière parfaitement calculable, si bien que son interférence matérielle est un plaisir psychologique — si tu comprends ce que je veux dire. »
Fisher dit, en jouant l’avocat du diable : « Le Soleil est joliment loin, tu sais. L’effet gravitationnel devrait être proche de zéro.
— C’est vrai, mais proche de zéro, ce n’est pas zéro. Deux fois nous avons traversé l’hyper-espace, et notre chemin virtuel s’est d’abord rapproché obliquement du Soleil, puis s’en est éloigné selon un autre angle. Wu avait effectué les calculs avant et le chemin que nous avons suivi correspondait à ces calculs, à quelques décimales près. Cet homme est un génie. Il glisse des raccourcis pas croyables dans le programme d’ordinateur.
— Je n’en doute pas, murmura Fisher.
— Aussi, plus besoin de se poser de questions, Crile. Demain, nous serons en vue de l’Étoile voisine. Nous pourrions même y arriver aujourd’hui … si nous étions vraiment pressés. Pas très près, bien sûr. Nous serons peut-être obligés de courir sur notre lancée pendant un temps raisonnable, par mesure de précaution. Nous ne connaissons pas la masse de l’Étoile voisine avec suffisamment de précision pour tenter une approche plus serrée. Nous n’avons pas envie d’être violemment repoussés et obligés de revenir. » Elle secoua la tête avec admiration. « Ce Wu. Je suis si contente de lui que je ne trouve même pas les mots pour le dire.
— Tu es sûre que cela ne t’ennuie pas un peu ?
— M’ennuyer ? Pourquoi ? » Elle regarda Fisher, l’air surpris, puis ajouta. « Tu crois que je devrais être jalouse ?
— Eh bien, je ne sais pas. Y a-t-il une chance pour que Chao-Li obtienne tout l’honneur de notre vol supraluminique et que l’on t’oublie, ou que l’on te considère seulement comme un précurseur ?
— Non, Crile, absolument pas. C’est gentil à toi de t’inquiéter à mon sujet, mais mon travail est enregistré dans les moindres détails. C’est moi qui aie élaboré les mathématiques de base du vol supraluminique. J’ai aussi contribué aux détails d’ingénierie, bien que l’honneur d’avoir dessiné le vaisseau revienne à d’autres que moi. Tout ce que Wu a fait, c’est d’ajouter un facteur de correction aux équations de base. C’est très important, bien entendu, et nous voyons maintenant que le vol supraluminique ne serait pas praticable sans lui, mais c’est comme la garniture d’un gâteau. Le gâteau est encore le mien.
— Bien. Si c’est comme cela, j’en suis heureux.
— En réalité, Crile, j’espère que Wu va prendre la direction du développement du vol supraluminique. Mes meilleures années sont derrière moi, scientifiquement parlant. Seulement scientifiquement, Crile.
— Je le sais, répondit Fisher en souriant.
— Mais scientifiquement, je me fais vieille. Mon œuvre repose sur l’exploitation des concepts que j’ai acquis en préparant ma thèse. J’ai mis vingt-cinq ans à en tirer les conclusions et je suis allée aussi loin que je le pouvais. Ce qu’il nous faut maintenant, ce sont des concepts flambant neufs qui vont bifurquer vers des territoires inexplorés. Je ne peux plus faire cela.
— Allons, Tessa, ne te sous-estime pas.
— Cela n’a jamais été l’un de mes défauts, Crile. Pour de nouvelles pensées, on a besoin de jeunes. Ils n’ont pas seulement un cerveau jeune, mais aussi un cerveau nouveau. Wu a un génome qui n’est jamais apparu dans l’humanité avant lui. Il a aussi connu des expériences qui sont essentiellement les siennes … pas celles de quelqu’un d’autre. Il peut avoir des pensées nouvelles. Bien sûr, il les fonde sur ce que j’ai fait avant lui, et il doit beaucoup à mon enseignement. C’est un de mes étudiants, Crile, l’enfant de mon intellect. Tout ce qu’il fait de bien rejaillit sur moi. Moi, jalouse de lui ? Je suis fière de lui. Qu’est-ce qu’il y a, Crile, tu n’as pas l’air heureux.