Qu’avait-elle pu dire, par exemple, qui aurait pu amener Marlène à croire que la Terre allait être détruite ? Il faudrait en reparler avec elle, et en discuter.
Brusquement, Insigna se sentit très lasse. S’il était impossible de duper Marlène, à quoi bon essayer ? Elle dit : « Bon, alors, parlons de toi, ma chérie. Que veux-tu faire ?
— Je vois que tu as vraiment envie de le savoir et je vais te le dire. Je veux m’en aller.
— T’en aller ? » Insigna ne comprenait absolument pas ce que sa fille voulait dire. « Où veux-tu t’en aller ?
— Il n’y a pas que Rotor, maman.
— Bien sûr que non. Mais c’est tout ce qu’il y a à deux années-lumière à la ronde.
— Non, maman. A moins de deux mille kilomètres, il y a Erythro.
— Cela ne compte pas. On ne peut pas y vivre.
— Il y a des gens qui y vivent.
— Oui, mais sous un dôme. Une équipe de savants et d’ingénieurs vit là parce qu’il faut y faire des recherches. Le Dôme est bien plus petit que Rotor. Si tu te sens à l’étroit ici, que dirais-tu là-bas !
— Il y a tout un monde à l’extérieur du Dôme. Un jour, les gens en sortiront pour vivre sur la planète.
— Peut-être. Ce n’est pas du tout certain.
— Moi, j’en suis sûre.
— Même si c’est le cas, cela prendra des siècles.
— Il faudra bien que cela commence. Pourquoi n’y prendrais-je pas part ?
— Marlène, tu es ridicule. On est très bien ici. Quand t’es-tu mis cette idée en tête ?
Marlène fit la moue et dit : « Je ne sais pas. Cela a commencé il y a quelques mois, mais c’est devenu pire. Je ne peux plus supporter de vivre sur Rotor. »
Insigna regarda sa fille en fronçant les sourcils. Elle réfléchissait : Marlène sent qu’elle a perdu Aurinel, elle est désespérée, elle veut partir pour le punir. Elle veut s’exiler sur un monde stérile en imaginant qu’il va se faire du souci pour elle …
Oui, ce raisonnement était tout à fait possible. Elle se souvenait de ses quinze ans. On est si vulnérable à cet âge-là. En outre, on se console vite, mais aucune fille de quinze ans ne veut le croire. Quinze ans ! C’est plus tard que …
Inutile de penser à cela !
« Qu’est-ce qui t’attire sur Erythro ?
— Je ne sais pas bien. C’est une vaste planète. N’est-ce pas normal d’avoir envie d’un monde aussi grand que … » Elle hésita, puis ajouta tout de même la gorge serrée : « … que la Terre ?
— La Terre ! s’écria Insigna avec véhémence. Tu n’as jamais été sur Terre. Tu ne connais rien de la Terre !
— Je sais beaucoup de choses sur elle, maman. Les bibliothèques sont pleines de films sur la Terre. »
(Oui, c’était vrai. Depuis quelque temps, Pitt disait que ces films devraient être retirés de la circulation … ou même détruits. Le bon moyen de quitter la Terre, pour lui, c’était de se détacher d’elle ; c’était mauvais d’entretenir envers elle des sentiments romantiques, forcément fabriqués. Insigna n’avait pas été du tout d’accord, mais soudain elle comprenait mieux ce point de vue.)
« Marlène, il ne faut pas te baser sur ces films. Ils enjolivent la réalité. Ils parlent, pour la plupart, d’un passé disparu, d’un temps où les choses allaient mieux sur Terre, sans d’ailleurs aller aussi bien qu’ils le disent.
— Quand même.
— Non, pas ‘‘quand même’’. Sais-tu à quoi ressemble aujourd’hui la Terre ? C’est une poubelle invivable. C’est pour cela que les gens l’ont abandonnée pour les colonies spatiales. Ils sont partis du vaste monde à soulever le cœur pour vivre dans de petites colonies civilisées. Personne n’a envie de faire le chemin en sens inverse.
— Il y a encore des milliards de personnes sur Terre.
— C’est ce qui en fait une poubelle invivable. Ceux qui l’habitent en partent aussitôt qu’ils peuvent. C’est pour cela qu’on a fondé tant de colonies et qu’elles sont si surpeuplées. C’est pour cela, ma chérie, que nous avons quitté le système solaire. »
Marlène dit à voix basse : « Papa était un Terrien. Il pouvait quitter la Terre et il n’a pas voulu.
— Oui, c’est vrai. Il est resté là-bas. » Insigna fronça les sourcils, essayant d’empêcher sa voix de trembler.
« Pourquoi, maman ?
— Allons, Marlène. Nous en avons déjà parlé. Beaucoup de gens sont restés chez eux. Ils n’avaient pas envie de quitter un endroit qui leur était familier. Dans presque toutes les familles de Rotor, il y a des personnes qui sont restées sur Terre. Tu le sais très bien. Tu veux y retourner ? C’est cela ?
— Non, maman. Pas du tout.
— Même si tu voulais, tu es à plus de deux années-lumière et tu ne pourrais pas. Tu le comprends sûrement.
— Bien sûr. J’essayais seulement de t’expliquer que nous avons une autre Terre. Erythro. C’est là que je veux aller. J’en meure d’envie. »
Insigna ne put se retenir. C’est presque avec horreur qu’elle s’entendit crier : « Alors, tu veux me quitter, comme ton père ? »
Marlène tressaillit, puis se reprit. « C’est vrai, maman, qu’il t’a quittée ? Les choses ne se seraient peut-être pas passées comme ça si tu t’étais comportée autrement. » Puis elle ajouta rapidement, comme si elle annonçait qu’elle avait fini de dîner : « C’est toi qui l’as chassé, n’est-ce pas, maman ? »
Chapitre 4
Le père
7
Qu’au bout de quatorze ans, cela lui fasse aussi mal d’y repenser, c’était bizarre — ou plutôt absurde.
Crile mesurait un mètre quatre-vingts, alors que, sur Rotor, la taille moyenne d’un homme était un peu inférieure à un mètre soixante-dix. Ce seul détail avait suffi à lui donner, comme à Janus Pitt, une aura de puissance et de domination qui avait persisté bien après qu’Eugenia en était venue à reconnaître, sans l’accepter tout à fait, qu’elle ne pouvait pas compter sur sa force.
Il avait aussi un visage taillée à coups de serpe ; un grand nez, des pommettes saillantes, un menton fort — une expression avide et farouche. Tout en lui exprimait une forte virilité. Elle en huma presque l’odeur lorsqu’elle le rencontra pour la première fois, et fut aussitôt fascinée.
A l’époque, Insigna terminait sur Terre son doctorat d’astronomie et attendait avec impatience de revenir sur Rotor avec le diplôme qui lui permettrait de travailler sur les données de la Grande Sonde. Elle rêvait des immenses progrès autorisés par cet appareil (sans imaginer qu’elle ferait elle-même la découverte la plus stupéfiante de toutes).
Elle rencontra donc Crile et se retrouva, à sa grande honte, follement amoureuse d’un Terrien. Du jour au lendemain, elle renonça à la Grande Sonde et se prépara à rester sur Terre, juste pour être avec lui.
Elle se souvenait encore de l’air étonné avec lequel il l’avait regardée en disant : « Rester ici avec moi ? Je préfère venir avec toi sur Rotor. »
Elle n’avait pas imaginé qu’il voudrait bien abandonner son monde pour elle.
Comment Crile avait-il fait pour obtenir la permission de se rendre sur Rotor, Insigna ne le découvrit jamais.
Les lois sur l’immigration étaient rigoureuses. Toute colonie spatiale atteignant une certaine population les appliquait sans douceur : il ne fallait pas que les effectifs dépassent un seuil compatible avec le confort des habitants ; il ne fallait pas non plus que l’équilibre écologique soit menacé de près ou de loin. Les gens venus de la Terre — ou d’autres colonies spatiales — qui venaient traiter leurs affaires devaient se soumettre à une assommante procédure de décontamination et à un sévère isolement, puis repartir aussitôt que possible.