Le Gouverneur l’étudiait avec désinvolture. Leverett était si maigre, si parcheminé, qu’on avait l’impression qu’il n’avait jamais été jeune et ne serait jamais vieux. Ses yeux étaient d’un bleu délavé et ses cheveux jaunâtres.
« Quand est-ce que tu es venu pour la dernière fois sur Rotor ?
— Cela fait presque deux ans, Janus, et je trouve cela peu aimable de ta part de m’obliger à subir cela.
— Pourquoi, Saltade, qu’est-ce que j’ai fait ? Je ne t’ai pas convoqué, mais je suis content que tu sois là, mon vieil ami.
— Tu m’aurais convoqué que ce serait pareil. C’est ce message que tu as envoyé pour dire que tu ne voulais plus qu’on te dérange pour des vétilles. Es-tu devenu si important que tu ne veux plus t’occuper que de grandes choses ? »
Le sourire de Pitt devint un peu tendu. « Je ne sais pas de quoi tu parles, Saltade.
— Je parle du rapport qu’ils ont reçu de toi. Ils ont détecté une petite radiation en provenance de l’espace. Ils t’ont prévenu et tu leur as envoyé un de tes fameux mémo pour leur dire qu’il ne fallait plus t’importuner.
— Oh, ça ! » (Pitt se souvint. C’était le jour où il s’était apitoyé sur lui-même et tellement énervé. Il avait tout de même le droit de s’énerver de temps en temps, non ?) « Eh bien, tes techniciens sont là pour guetter l’arrivée des colonies. Ils n’ont pas besoin de me raser avec des problèmes mineurs.
— Si c’est ton attitude, d’accord. Mais il s’avère qu’ils ont trouvé quelque chose qui n’est pas une colonie et ils n’osent pas t’en parler. Ils se sont adressés à moi et m’ont demandé de te transmettre la nouvelle, en dépit de ton ordre de ne plus te déranger pour des vétilles. Ils s’imaginent que je sais m’y prendre avec toi, mais je ne m’en crois pas capable, Janus. Vas-tu devenir acariâtre dans ton âge mûr ?
— Ne jacasse pas comme cela, Saltade. Qu’est-ce qu’ils ont capté ? dit Pitt d’un air qui était bien revêche.
— Ils ont repéré un vaisseau spatial.
— Que dis-tu … un vaisseau ? Et pas une colonie ? »
Leverett leva une main noueuse. « Pas une colonie. J’ai dit un vaisseau.
— Je ne comprends pas.
— Qu’y a-t-il à comprendre ? Il te faut un ordinateur ? Dans ce cas, le tien est là. Un vaisseau spatial, un navire qui se déplace dans l’espace, avec un équipage à bord.
— Grand comment ?
— Il pourrait abriter une demi-douzaine de personnes, je pense.
— Alors, ce doit être un des nôtres.
— Non. Nous avons pris en compte chacun des nôtres. Il n’est pas de fabrication rotorienne. Le Service de Balayage n’a peut-être pas osé t’en parler, mais il a bien travaillé. Aucun ordinateur, nulle part dans le système, n’a participé à la construction d’un navire semblable à ce vaisseau spatial, et personne n’aurait pu le faire sans l’aide d’un ordinateur.
— Alors, tu en conclus ?
— Que ce n’est pas un vaisseau rotorien. Il vient d’ailleurs. Tant qu’il est resté la moindre chance qu’il ait pu être fabriqué par nous, mes techniciens se sont tus et ne t’ont pas dérangé, selon tes instructions. Quand il s’est avéré, définitivement, que ce n’était pas un des nôtres, ils se sont adressés à moi pour dire qu’il fallait t’en parler, mais qu’ils ne le feraient pas. Tu sais, Janus, passé un certain point, bafouer le personnel, cela entrave la productivité.
— Tais-toi, dit Pitt de mauvaise humeur. Comment ce vaisseau pourrait-il ne pas être rotorien ? D’où viendrait-il ?
— Je suppose qu’il vient du système solaire.
— Impossible ! Un vaisseau de la taille que tu dis avec une demi-douzaine de gens à bord n’aurait pas pu faire le voyage depuis le système solaire. Même s’ils avaient découvert l’hyper-assistance, et il est tout à fait concevable qu’ils l’aient maintenant, une demi-douzaine de personne dans des locaux confinés pendant plus de deux ans ne termineraient pas le voyage vivants. Peut-être y a-t-il des équipages exemplaires, bien entraînés et extraordinairement adaptés à cette tâche, qui feraient le voyage et arriveraient en partie sains d’esprit, mais personne dans le système solaire n’oserait tenter cela. Seule une colonie, un monde indépendant occupé par des gens habitués depuis l’enfance à vivre sur une station spatiale, pourraient accomplir un voyage interstellaire et le terminer en bon état.
— Néanmoins, nous avons là un petit vaisseau qui n’a pas été fabriqué par nous. C’est un fait et tu es bien obligé de l’accepter, je t’assure. D’où as-tu dit qu’il venait ? L’étoile la plus proche, c’est le Soleil ; cela aussi, c’est un fait. S’il ne venait pas de là, il serait parti d’un autre système solaire et le voyage aurait duré plus de deux ans. Si deux ans déjà, c’est impossible …
— Et s’il ne s’agissait pas d’êtres humains ? Si d’autres formes de vie, avec une autre psychologie, pouvaient endurer de longs voyages dans un milieu confiné ?
— Et s’il y avait des gens pas plus grands que ça ? » Leverett écarta le pouce et l’index d’un centimètre, « et que le vaisseau constitue pour eux une colonie ? Eh bien, ce n’est pas ça. Ce ne sont pas des extraterrestres. Et ce ne sont pas des Tom Pouce. Ce vaisseau n’est pas rotorien, mais humain. On s’attendrait à ce que des extraterrestres soient complètement différents de nous, et qu’ils construisent des navires complètement différents des nôtres. Ce vaisseau est humain jusqu’au numéro de code inscrit sur sa coque, qui est en alphabet terrestre.
— Tu ne m’avais pas dit ça !
— Je croyais que ce n’était pas nécessaire.
— C’est peut-être un vaisseau humain, mais il doit être en commande automatique. Ou bien, il a un équipage de robots.
— Peut-être. Dans ce cas, nous pouvons le bombarder, non ? S’il n’y a pas d’être humain à bord, cela ne posera pas de problème d’éthique. On détruira leur bien, mais tant pis, ils avaient qu’à ne pas s’introduire sans permission dans notre système.
— Je vais y réfléchir. »
Leverett sourit largement. « Non ! Ce vaisseau n’a pas voyagé deux ans dans l’espace.
— Que veux-tu dire ?
— As-tu oublié dans quel état était Rotor lorsque nous sommes arrivés ici ? Nous avions voyagé pendant deux ans, et la moitié de ce temps dans l’espace normal, juste en dessous de la vitesse de la lumière. A cette vélocité, la surface avait été érodée par les collisions avec des atomes, des molécules et des poussières. Il a fallu le polir et le réparer. Tu t’en souviens ?
— Et ce vaisseau ? demanda Pitt sans se soucier de dire s’il s’en souvenait.
— Aussi brillant que s’il n’avait pas parcouru des millions de kilomètres à des vélocités ordinaires.
— C’est impossible. Ne m’ennuie pas avec des histoires pareilles.
— Ce n’est pas impossible. Quelques millions de kilomètres à des vélocités ordinaires, c’est tout ce qu’ils ont fait. Le reste du chemin … ils sont passés par l’hyper-espace.
— De quoi parles-tu ? » La patience de Pitt s’épuisait.
« De vol supraluminique. Ils l’ont.
— C’est théoriquement impossible.
— Vraiment ? Eh bien, si tu as une autre explication, donne-la-moi. »
Pitt le regarda avec de grands yeux, la bouche ouverte. « Mais …
— Je sais. Les physiciens disent que c’est impossible, mais ils l’ont quand même. Maintenant, écoute ce que je vais te dire. S’ils ont le vol supraluminique, ils doivent avoir la communication supraluminique. Alors, le système solaire sait qu’ils sont ici et sera au courant de tout ce qui s’y passera. Si nous détruisons le vaisseau, le système solaire le saura aussi et, au bout d’un certain temps, une flotte sortira de l’espace et tirera sur nous.