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— Salaud de Pépito, observa Épaulard, il m’a promis qu’elle montait à cent quarante.

— Avec les routes qu’on prend, de toute façon, dit D’Arcy, l’occasion se serait pas présentée. Ça ira comme ça.

Il quitta l’autoroute à Longjumeau, repartit vers Paris par toutes sortes de petites routes et de rues, testant les comportements de l’auto, dans les virages, lors des freinages, sur les pavés. On finit par rentrer dans Paris par la porte d’Orléans.

— 5 heures moins 20, observa Épaulard. Dépêchons-nous avant les embouteillages.

À 5 heures de l’après-midi, la Jaguar se rangea sagement au troisième sous-sol du parking Champs-Élysées-George-V. On ferma les portières, on prit l’ascenseur pour sortir, puis le métro jusqu’à Concorde, et l’on monta chez Épaulard pour attendre.

— C’est pratique chez toi, observa D’Arcy, c’est à deux pas de l’ambassade.

On s’installa dans le bureau pour jouer au fuck-you-buddy avec des allumettes de cuisine en guise de jetons. À mesure que le temps passait, les joueurs devenaient plus nerveux. D’Arcy et Meyer finirent par quitter la table, ils s’installèrent dans la chambre d’Épaulard. L’alcoolique demeura immobile, silencieux, fumant, ne faisant rien, les mains tremblantes, tandis que Meyer s’allongeait sur un coude sur le lit et essayait de lire Les morts s’en foutent, de Jonathan Latimer, au titre peu réconfortant. Épaulard et le Catalan demeurèrent dans le bureau et jouèrent aux Sables Mouvants, un stud vicelard où la carte en main est variable à chaque tour, et fait joker si elle est appariée avec une carte découverte. Buenaventura gagnait régulièrement.

— T’exagères, affirma Épaulard.

— Le poker, c’est mon gagne-pain, rétorqua le Catalan. Ma seule source de revenus honnête.

— T’appelles ça honnête !

Buenaventura ricana.

— De quoi te plains-tu ? On joue pas de blé.

D’Arcy sortit de la chambre.

— Il est 7 heures, on pourrait peut-être aller bouffer.

— Si tu veux l’avis du spécialiste, dit Épaulard, on ne va pas bouffer. Histoire d’avoir le ventre vide si on se chope une balle dedans.

— Il est réconfortant, ce mec, dit D’Arcy.

— Pour voir, dit Épaulard à Buenaventura en égalisant le tas d’allumettes.

— Trois valets.

— Merde.

Le Catalan ralla les allumettes. D’Arcy, voyant qu’on ne s’occupait plus de lui, regagna la chambre en maugréant. Un peu plus tard il fut 8 heures du soir, Épaulard annonça qu’il était temps de se mettre à l’ouvrage. D’Arcy quitta les lieux, muni d’un manche de tournevis et d’une série de lames interchangeables. Il s’arrêta au bout de la rue pour s’envoyer un double Ricard dans un troquet, puis il se rendit à pied place de la Concorde, poursuivit son chemin en direction de l’Étoile. Il examinait les automobiles en stationnement. Non loin du Petit Palais, il découvrit un break Consul, une vitre ouverte. Il pénétra à l’intérieur, mit dix bonnes minutes à fermer le contact et débloquer le Allant. Il démarra et se lança dans la circulation encore assez chargée, fit un détour pour retomber rue de Rivoli dans le sens est-ouest, trouva à se garer, s’envoya un autre double Ricard et remonta chez Épaulard.

— Grouillons-nous, conseilla-t-il. Je suis sur une station de taxis.

— Bougre de con, dit Épaulard en lui tendant un automatique que l’ivrogne empocha.

Les autres étaient fin prêts, le flingue dans la poche, des baskets aux pieds sauf Épaulard qui portait des chaussures de cuir, tous en pull et veste. On descendit vivement l’escalier, on gagna la rue de Rivoli, on frissonnait dans l’air froid, on monta dans la Consul, on fila vers l’Étoile.

21 h 10.

Place de l’Étoile, circulation fluide, un léger crachin glacé, on vira, la Consul enfila l’avenue Kléber. Épaulard comptait les feux rouges.

— Prochaine à droite.

— Je sais, dit D’Arcy.

Étrécissant l’œil, Épaulard scrutait les véhicules en stationnement, les trottoirs.

— Voilà, stop !

La Consul franchit l’intersection, mit son clignotant et s’arrêta sur le passage pour piétons. Épaulard et Buenaventura descendirent.

— Cinq minutes exactement et Meyer entre, dit Épaulard. Cinq minutes de plus et tu arrêtes la voiture en double file devant le boxon.

— On sait, dit D’Arcy.

La portière claqua. La Consul repartit pour parcourir un bref circuit qui la ramènerait au même endroit quelques minutes plus tard. Épaulard et le Catalan s’engagèrent dans la rue du bordel. La première porte, en haut de trois marches, était de bois brun verni, avec un guichet. Des lettres minuscules en métal doré, pratiquement indistinctes, indiquaient : CLUB ZÉRO. Épaulard sonna brièvement, attendit.

À cinquante mètres de là, dans la Triumph Dolomite que l’ambassadeur Poindexter utilisait pour son escapade hebdomadaire, et qui était convenablement garée le long du trottoir, l’agent Bunker abandonna la lecture de Ramparts pour examiner les deux hommes qui se présentaient là-bas, à l’entrée du bordel. Il remarqua que l’un d’eux portait des baskets. Il poussa du coude l’agent Lewis qui somnolait à côté de lui et, du menton, lui indiqua l’objet de son intérêt.

— Un vieux beau et une petite tante, estima l’agent Lewis.

Le guichet s’ouvrit dans la porte, sur un visage de noiraude bien coiffée, les yeux faits, la lèvre boudeuse.

— Messieurs ?

— Je ne suis pas venu ici depuis fort longtemps, murmura Épaulard avec urbanité. Nous ne nous connaissons pas et j’imagine que vous ne me permettriez pas d’entrer sur ma bonne mine. Je ne suis pas membre du club, mais j’ai la recommandation d’amis dont Mme Gabrielle reconnaîtra les noms.

À titre d’exemple, il donna le sobriquet puéril qu’un sénateur utilisait, dans les années 50, lorsqu’il fréquentait l’établissement.

— Un petit instant, je vous prie, monsieur, dit la noiraude et le guichet se referma.

Épaulard consulta sa montre. Cent dix secondes s’étaient écoulées. Il s’en écoula trente encore, puis la porte s’ouvrit ; une dame en tailleur Chanel se tenait dans l’entrée, la noiraude un peu en retrait, des tentures fermées derrière les deux femmes.

— Votre visage ne me dit rien, déclara Mme Gabrielle. Mais si vous connaissez Bichon… Je puis vous accueillir au bar, monsieur… ?

— Lucas, dit Épaulard. Et voici Georges, mon protégé.

Buenaventura baisa la main de la dame, qui fut charmée modérément.

— Bien, bien, dit-elle. Entrez.

On franchit les tentures, on se trouva dans un hall faux Louis XV d’où s’envolait un escalier tournant. Mme Gabrielle pilota les deux nouveaux venus vers une porte du rez-de-chaussée. On déboucha dans un bar aux lumières tamisées, toujours du faux Louis XV, des lys dans des vases, un téléphone rouge sur le comptoir. Derrière le comptoir, un barman en veste blanche, baraqué, une calvitie plus que naissante, une moustache touffue, il ressemblait au saxophoniste Guy Lafitte. Devant le comptoir, perché sur un des tabourets, un grand jeune homme aux cheveux blonds en brosse, une Chartreuse devant lui, lisait The Greening of America en édition de poche. Deux minutes s’étaient écoulées depuis qu’Épaulard et Buenaventura étaient descendus de la Consul. Mme Gabrielle toisa le Catalan. Sa mise miteuse lui inspirait de la défiance.