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Un journaliste, en direct de la place Beauvau, ajouta quelques commentaires sur le bouclage de la capitale et l’envoi imminent, par les États-Unis, d’un représentant de leur gouvernement. Treuffais fumait cigarette sur cigarette. Il essaya les autres émetteurs, qui diffusaient de la musique et des variétés, revint sur France Inter qui passait à présent du Gato Barbieri, suivi de l’interview d’un explorateur à propos d’un livre qu’il avait écrit. À minuit, on redonna le communiqué du ministère, on ajouta quelques détails sur les allées et venues de personnalités, rien sur l’action de commando elle-même. Sur Europe n° 1 et RTL, c’était le même tabac. Quand les informations furent terminées, Treuffais se dit que tout ça n’était pas une raison pour changer ses habitudes. Il passa sur les petites ondes, trouva la Voix de l’Amérique et tomba pile sur la belle voix chaude de Willis Conover. L’heure de jazz allait être consacrée à Don Cherry. Treuffais se décida à s’asseoir confortablement, ouvrit une bière et écouta la musique.

Dans la fermette de Couzy, Buenaventura écoutait la même musique d’une oreille moins distraite. On avait forcé Poindexter à avaler deux comprimés de Nembutal et soixante gouttes de Nozinan. L’homme était K. -O. On l’avait couché dans une chambre à deux lits de l’étage. Meyer était de garde auprès de lui avec un flingue. Buenaventura se trouvait dans la salle commune en compagnie de D’Arcy qui faisait un sort à la bouteille de scotch. Les deux hommes mangeaient de gros sandwichs au fromage.

Épaulard et Cash étaient repartis avec la Dauphine de la fille et roulaient vers Paris sur la RN 34. Ils virent un barrage avec des herses et tout le bazar à la sortie de Lagny, mais on ne contrôlait que les véhicules venant de Paris. Ils poursuivirent leur route, virent un autre barrage à la porte de Vincennes, plus fourni, il y avait un car gris, une demi-douzaine de policiers se gelaient le cul car il faisait de plus en plus froid, il y avait un vent coupant, la neige tourbillonnait, la circulation rapide était impossible.

— Tout à l’heure, dit Épaulard, il était temps qu’on rentre.

Cash conduisait. Elle ne répondit pas.

— Ça ne vous fait pas peur, maintenant que c’est fait ? demanda Épaulard.

— Je m’en fous.

— Vous êtes une tête brûlée, dit Épaulard, essayant de plaisanter.

— Si c’est pour dire ça, tu ferais mieux de te taire.

La Dauphine traversa à moitié Paris qui s’enneigeait. Elle remonta le boulevard de Sébastopol, tourna deux fois à droite pour redescendre par la rue Saint-Martin. Les putes étaient nombreuses et rares les flics ; on sait que la pègre est le soutien de l’ordre ; ce n’était certes pas dans ce quartier que les flics marauderaient ce soir. C’est pourquoi la Dauphine s’y arrêta. Épaulard et Cash descendirent et parcoururent les rues. Au voisinage de trois bureaux de tabac différents, ils trouvèrent des boîtes aux lettres où ils glissèrent chaque fois quelques enveloppes, adressées aux principaux quotidiens parisiens, aux agences de presse françaises et étrangères, au ministère de l’intérieur. Dans les enveloppes se trouvait le manifeste mis au point par Treuffais, Buenaventura et Meyer, et péniblement reproduit au marqueur à l’aide d’un normographe, sur du papier pelure dérobé.

Entre deux boîtes, dans une des nombreuses entrées d’immeuble où se serraient frileusement les filles, drapées dans des fourrures synthétiques, mais obligées pourtant de se décolleter dans la froidure, Épaulard aperçut, contempla, une pute d’une extrême beauté, grande, hautaine, cadavérique. Le quinquagénaire se trouvait déjà ému par son voisinage avec Cash, il faillit proposer à sa compagne qu’ils montent un moment dans un hôtel de passe, il identifia dans sa tête la belle putain et Cash, il s’imagina les possédant simultanément, ce fut fugitif, les dernières enveloppes étaient postées, Cash se retourna vers lui.

— Qu’est-ce que tu as à me regarder avec des yeux de merlan frit ?

— Je gèle, bredouilla Épaulard et il saisit Cash et l’étreignit, elle ne se débattit pas, elle se comportait comme une personne intriguée mais pas mécontente, il la lâcha, le souffle court.

— Je suis un vieux con, ricana-t-il.

— Fais pas ta coquette, dit Cash. Retournons à la bagnole.

Elle lui prit le bras et se serra contre lui avec naturel. Ils rejoignirent la Dauphine, quittèrent Paris, furent trois fois stoppés par des barrages. Chaque fois, on leur fit ouvrir le coffre et les bourres promenèrent à l’intérieur de l’auto le faisceau de leurs torches électriques. On ne les retint pas. Ces arrêts, l’angoisse accroissaient l’émotion d’Épaulard. Il était la proie d’une joie sauvage, Cash appuyée contre lui, tandis qu’il tenait à présent le volant de la Dauphine, et la voiture mal chauffée bondissait à travers la neige, on regagnait Couzy, il était 3 h 30, on était samedi.

14

Dans la nuit du vendredi au samedi, le ministre de l’intérieur dormit très peu. Il conféra avec les représentants de la police, de la gendarmerie, de l’armée et des Renseignements généraux, publia un communiqué, prit connaissance des circonstances exactes du kidnapping, fit mettre en garde à vue Mme Gabrielle, son personnel, ainsi que les deux clients présents dans le bordel au moment de l’action et quelques autres call-girls du cheptel. Il chargea personnellement de l’enquête un certain commissaire Goémond qui se trouvait momentanément sans affectation précise, et qui s’était toujours montré exceptionnellement dévoué à l’État. Il tint au courant l’Élysée, Matignon, les Affaires étrangères, les États-Unis. Il commanda qu’on fasse une rafle gigantesque dans les milieux gauchistes. Il prévut de saisir au plus vite la Cour de sûreté de l’État, afin de légaliser, serait-ce après coup, les perquisitions nocturnes.

À 5 h 50 le samedi, il partit faire un somme au dernier étage du ministère. À 7 h 15, il fut réveillé par son chef de cabinet, qui n’avait pas dormi du tout et qui était hâve et avait le menton bleu.

— Il arrive une chose assez étonnante, déclara le chef de cabinet.

— Dites.

— Il semblerait que l’enlèvement a été filmé.

— Filmé ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? Par les gauchistes ?

— Non, non. Il y a deux types des RG en bas, il semblerait qu’un contractuel du SDECE était en planque en face du Club Zéro avec une caméra. Hum. Dans le but de constituer des dossiers. Hum. Enfin, vous comprenez, des moyens de pression sur les personnalités fréquentant l’établissement. Et alors, hum, il semblerait que ce type, ce contractuel du SDECE, ait filmé l’opération ; le SDECE ne nous a pas avisés officiellement, c’est là que le bât blesse, l’information semble provenir d’éléments des RG infiltrés.

— Infiltrés ? Comment ça, infiltrés ? demanda le ministre mal réveillé. Qu’est-ce que c’est que cette histoire à la con ?