— J’ai apporté du café, tenez, si vous voulez…
— Oui. Pas de sucre, non. Qu’est-ce que c’est que cette histoire à la con, je répète ?
— Un type des Renseignements généraux, expliqua le chef de cabinet, un type à leur solde, infiltré au SDECE dans la tendance Grabeliau, hum, c’est ce type, donc, qui leur a communiqué le renseignement.
— Quel renseignement ? À qui ? Qu’est-ce que vous me racontez, bordel de Dieu !
— Le renseignement, dit patiemment le chef de cabinet, comme quoi la fraction Grabeliau du SDECE aurait eu un type en planque en face du Club, un type avec une caméra, chargé de filmer les clients importants dans le but de constituer des dossiers… Ce renseignement a été communiqué aux RG par un élément qu’ils ont infiltré à l’intérieur du SDECE.
Le ministre vida sa tasse de café et se tamponna le menton avec une serviette en papier. Il avait l’œil fixe et dur. Ses bajoues frémissaient.
— Où est-il, ce type, le cameraman ?
— That is the question, dit élégamment le chef de cabinet.
Le ministre sauta hors du lit en hochant lourdement la tête. Pieds nus, vêtu de son pyjama bleu ciel, il passa dans la salle de bains et brancha son rasoir électrique. Le chef de cabinet demeurait sur ses talons et se frottait la lèvre avec l’index.
— Cette histoire pue, dit le ministre.
— Elle pue d’autant plus, approuva le chef de cabinet, que les deux types des RG qui sont en bas affirment, hum, qu’il y aurait lieu de négocier avec la fraction Grabeliau pour obtenir le film.
— Envoyez ces deux types à Goémond, dit le ministre. Bordel de Dieu ! Il devrait être évident que nous n’allons pas traiter avec la fraction Grabeliau. Du moins, pas au ministère. Faites une note d’information détaillée à Goémond, qu’il comprenne bien la situation, et envoyez-lui ces deux zigotos.
— Bon, dit le chef de cabinet, mais il ne bougea pas.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ?
— Goémond n’a pas autorité pour négocier.
— Bordel de Dieu ! répéta le ministre. Pour négocier quoi ?
— Les films. La fraction Grabeliau va réclamer la levée des sanctions, la réintégration des responsables sacqués, et, hum, puisqu’on parle de SAC, vous savez bien que les exclus du Service d’Accentuation Civique ont partie liée avec la fraction Grabeliau. La fraction va certainement demander que l’on finance de nouveau les dissidents et qu’on arrête les poursuites judiciaires contre la Confrérie druidique mondialiste du Vexin…
Le ministre fit la moue. Il se rasa un moment sans rien dire. Puis :
— Le métier d’homme d’État, ça n’est pas de la tarte ! énonça-t-il avec force.
Il posa le rasoir et regagna la chambre, son chef de cabinet trottinant sur ses talons.
— Je ne peux pas accepter ça, dit encore le ministre en s’asseyant sur le bord de son lit et en cherchant ses cigarettes.
— Tenez, prenez-en une des miennes, dit le chef de cabinet en lui tendant un paquet de Gitanes. Attendez, j’ai du feu. Tenez. Voilà. Hum. Il y a une autre solution. On les fait boucler par Goémond et on essaie de les avoir à l’intimidation. Et pendant qu’on y est, on rafle un maximum d’éléments de la fraction Grabeliau, dissidents du SAC compris, on peut même les accuser d’avoir partie liée avec les kidnappeurs, on discrédite tout le monde à la fois. Et les films, on finira par les avoir en cuisinant ces messieurs. Il y en aura bien quelques-uns pour se dégonfler.
— Ça va faire du dégât.
— Il faut vider l’abcès.
— Écoutez, dit le ministre, faites pour le mieux. Je me réserve le droit d’intervenir personnellement ensuite.
— Pour me désavouer ?
— Ma foi, vous savez ce que c’est. Éventuellement.
— C’est bon, dit le chef de cabinet sans manifester d’amertume. Je téléphone à Goémond.
— C’est ça, dit le ministre. Pendant ce temps-là, je vais réfléchir.
Le chef de cabinet sortit.
15
Un commando « gauchiste » abat deux policiers et le chauffeur de l’ambassadeur des États-Unis avant d’enlever ce dernier
16
Épaulard se réveilla en sursaut et s’assit sur son séant d’un seul coup. Il mit plusieurs secondes à reconnaître la chambre. Une lumière éclatante brillait aux interstices des volets et miroitait à travers le verre irrégulier des vitres. Meyer était couché sur le côté dans le lit voisin. La bouche ouverte, il ronflait légèrement. Tandis qu’Épaulard le regardait, il poussa un grognement et se tourna contre le mur en ramenant à pleines mains les couvertures sur lui. Il ne faisait pas chaud dans la chambre. L’haleine d’Épaulard se changeait en blanc panache.
Le quinquagénaire regarda sa montre. 10 heures, 10 heures du matin puisqu’il faisait grand jour derrière les contrevents. L’homme descendit du lit sans faire de bruit, il ne voyait aucune raison de réveiller Meyer. Il avait dormi en sous-vêtements et en pull ; il saisit son pantalon sur le dossier d’une chaise, à côté du lit, et l’enfila. Il était pensif. Le détail des événements de la veille lui revenait. Il passait tout en revue dans sa tête. Deux morts, en fin de compte, et un blessé grave, avait dit la radio. Il n’y avait pas de quoi pavoiser.
Épaulard prit sous son oreiller son automatique, le fourra dans la poche de sa veste et sortit sans bruit. Dans le couloir, il alla ouvrir la porte voisine. Buenaventura était assis sur une chaise et lisait un roman policier. À côté de lui, une autre chaise supportait un cendrier plein, un paquet de Gauloises, une pochette d’allumettes, un automatique et un chargeur de rechange. L’ambassadeur Richard Poindexter était allongé dans son lit, le buste légèrement redressé sur les oreillers, les yeux fermés derrière ses lunettes de guingois, la lippe pendante.
— Salut, dit Épaulard. Il ne s’est pas réveillé ?
— Il se réveille à moitié depuis des heures. Il se rendort tout le temps. Il ne s’agite pas. Je n’ai pas de problème.
L’ambassadeur ouvrit les yeux. Ses mains tâtonnèrent pour essayer de remettre ses lunettes bien en place, puis abandonnèrent la partie.
— Des f… fous ! clama-t-il d’une voix épaisse. V’s’êtes des f… fous !
— Tu vois, dit le Catalan, il se reprend : il ne dit plus « Pitié, pitié… ».
— Je veux parler avec votre responsable, déclara Poindexter. J’exige…
Il balbutia, ses yeux se refermaient.
— Des fous ! dit-il encore nettement puis il se rendormit.
— Tu vas bien, tu tiens le coup ? demanda Épaulard à Buenaventura.
— Ouais.
— Pas de regrets ?
— Pas de regrets. Et toi ?
— Moi non plus, affirma Épaulard.
— Tu peux te tirer, dit le Catalan. Rentrer à Paris. L’essentiel est fait. C’est pas la peine que tu coures des risques pour quelque chose en quoi tu ne crois pas.
— Laisse tomber, dit Épaulard. Allez, je vais descendre manger un morceau et boire quelque chose de chaud, et puis je remonterai te relayer.
— Il n’y a pas urgence. Je ne sens pas la fatigue.
— O. K.
Épaulard referma la porte et descendit au rez-de-chaussée. Dans la salle commune, un joli grand feu flambait dans la cheminée. Cash était assise à côté dans un fauteuil de tapisserie, un bol de café au lait sur les genoux, elle y trempait une tartine beurrée. Elle portait une robe de chambre en éponge rouge sur un pyjama noir, des mules blanches aux pieds.
— Vous êtes adorable, dit Épaulard avec sincérité.
— Tu ne vas pas continuer à me dire vous.
Le quinquagénaire haussa les épaules, franchit les dernières marches. Cash se leva, posa son bol et sa tartine sur la table.
— Assieds-toi près du feu, dit-elle. Je vais t’apporter du café ét des tartines.
Épaulard hocha la tête, plein de gratitude. Tandis que Cash passait dans la cuisine, il s’approcha des fenêtres, dont les volets étaient ouverts, et le sentiment de confort et de joie qu’il éprouvait depuis quelques secondes s’accrut tandis qu’il contemplait la neige abondante qui recouvrait la campagne. Les flocons avaient dégringolé toute la nuit. À présent, un soleil blanc brillait au-dessus d’une couche moelleuse, épaisse et douce comme du saindoux, de la crème Chantilly, un ice-cream au champagne.
Puis Épaulard se retourna et le sentiment de confort disparut car il y avait une Sten sur le banc, le long de la table.
— Qu’est-ce que c’est que cet engin ? cria-t-il.
— C’est une mitraillette, répondit Cash, de la cuisine.
— Je vois bien. D’où elle sort ?
— Elle est à moi. Souvenir de famille.
— Bravo. Et qu’est-ce qu’elle fout là ?
— Ça pourrait servir, non ?
— Ma cocotte, dit Épaulard en marchant vers la cuisine, mets-toi bien dans la tête que si les flics nous trouvent, on se rend. Même à mon âge, j’aime mieux la taule que le cercueil. Tu vas me faire le plaisir de démonter ça et de la ranger où tu veux mais je ne veux plus la voir. C’est compris ?
Il entra dans la cuisine où Cash beurrait des tartines.
— Oui, chef, dit la jeune fille.
Épaulard lui ébouriffa les cheveux.
— Je suis sérieux, dit-il en souriant.
— Je sais, chef.
Sur la table de la cuisine, un Melody Boy captait FIP 514 et diffusait Route 66 par Ring Cole.
— Tu as pris les informations, à 10 heures ? demanda l’ex-pêcheur de requins, ex-FTPF, ex-tueur, ex-paumé en jouant avec les cheveux de Cash. Qu’est-ce qu’ils disent ?
— Rien d’intéressant. Un millier d’interpellations à Paris, dans les milieux gauchistes…
— Merde.
— Eh bien quoi ? C’était prévisible, non ?
— Oui. Merde quand même.
— Les journaux ont reçu notre texte, mais il n’en est question qu’à mots couverts, comme s’ils ne savaient pas encore ce qu’ils vont faire.
— C’est vrai qu’ils ne savent pas.
— On a empêché le ministre de l’intérieur de dormir, il a passé sa nuit place Beauvau à conférer et à prendre des mesures. Il y a un second communiqué dans le style « l’ordre républicain sera maintenu ». À Marseille, ils ont arrêté des commerçants contestataires avec de la dynamite dans leur bagnole.
— Et la Ford Consul ?
— Ils n’en parlent pas.
— C’est qu’ils l’ont retrouvée, sans doute, dit Épaulard.
Cash posa les tartines sur un plateau de tôle gaiement décoré, ajouta un bol, y versa le lait, le café.
— Combien de sucres ?
— Deux. Qu’est-ce qu’ils disent encore ?
— Quelques prises de position à la con, dit Cash en sucrant le café au lait, puis elle prit le plateau et la radio et regagna la salle commune, Épaulard sur ses talons. Le PC condamne la provocation, bien entendu. Le PSU estime que le front révolutionnaire est mis en danger par cet acte irresponsable. La Ligue appelle à la violence de masse de préférence aux coups de main aventuristes. L’agence Libération a diffusé un communiqué d’une soi-disant Nouvelle Armée Rouge qui dénonce les nihilistes petits-bourgeois — c’est nous — objectivement complices du pouvoir et lance le mot d’ordre « À bas les Petits Neumann ».
— Neumann ? Alfred ? demanda Épaulard avec effarement.
— Heinz Neumann, précisa Cash en posant le plateau et la radio sur la table. C’est un type qui a eu quelque chose à voir avec la commune de Canton en décembre 1927.
— Ah bon, dit Épaulard.
Il s’assit devant un bol. Il avait le front plissé. Il se mit à manger ses tartines. Il jetait de brefs coups d’œil à Cash. La fille s’était assise en face de lui, elle avait posé les coudes sur la table et elle contemplait le quinquagénaire avec un demi-sourire, le menton appuyé sur ses poings joints.
— T’es une drôle de fille, dit Épaulard.
— Et toi, tu es un vieux con, déclara Cash. Je t’ai attendu pendant une heure cette nuit, dans ma chambre, figure-toi. Pourquoi est-ce que tu n’es pas venu ?
Épaulard s’étrangla avec son pain beurré, histoire de gagner du temps.
— À vrai dire, fit-il, l’idée m’était venue…
— J’espère bien ! cria Cash.
— Mais, poursuivit Épaulard, j’hésitais… Enfin je me posais la question. Et… et pendant que je me posais la question, eh bien merde, quoi, je me suis endormi.
Il regarda Cash qui luttait contre le fou rire.
— Je suis désolé, ajouta-t-il.
— Quel homme viril ! s’exclama la fille. Il s’endort en se posant la question, et il est désolé. C’est ridicule. Tu as envie de faire l’amour avec moi, oui ?
— Oui.
— Bon. Ce soir. Bois ton café. Viens te promener.
— O. K., dit Épaulard.
Il but et se leva.
— Il va falloir que je monte relayer Buenaventura, observa-t-il.
— Quel vieux con ! s’exclama Cash. Je vais avoir une liaison lamentable, je sens ça.
Elle sortit dans le soleil. Épaulard la suivit. Il se sentait merdeux. Cash l’attendit et lui prit le bras. Ils firent ainsi le tour de la ferme, la jeune fille appuyée à l’épaule du vieux birbe. Par la porte ouverte de l’ancienne étable, ils regardèrent D’Arcy qui dormait, enfoui jusqu’au cou dans un tas de paille pourrie. L’alcoolique grimaçait dans son sommeil.
Un peu plus tard, le couple rentra dans la fermette. Épaulard se sentait le cœur léger.
— Ce soir, répéta Cash, et l’homme monta relayer Buenaventura.