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— Il n’y a pas urgence. Je ne sens pas la fatigue.

— O. K.

Épaulard referma la porte et descendit au rez-de-chaussée. Dans la salle commune, un joli grand feu flambait dans la cheminée. Cash était assise à côté dans un fauteuil de tapisserie, un bol de café au lait sur les genoux, elle y trempait une tartine beurrée. Elle portait une robe de chambre en éponge rouge sur un pyjama noir, des mules blanches aux pieds.

— Vous êtes adorable, dit Épaulard avec sincérité.

— Tu ne vas pas continuer à me dire vous.

Le quinquagénaire haussa les épaules, franchit les dernières marches. Cash se leva, posa son bol et sa tartine sur la table.

— Assieds-toi près du feu, dit-elle. Je vais t’apporter du café ét des tartines.

Épaulard hocha la tête, plein de gratitude. Tandis que Cash passait dans la cuisine, il s’approcha des fenêtres, dont les volets étaient ouverts, et le sentiment de confort et de joie qu’il éprouvait depuis quelques secondes s’accrut tandis qu’il contemplait la neige abondante qui recouvrait la campagne. Les flocons avaient dégringolé toute la nuit. À présent, un soleil blanc brillait au-dessus d’une couche moelleuse, épaisse et douce comme du saindoux, de la crème Chantilly, un ice-cream au champagne.

Puis Épaulard se retourna et le sentiment de confort disparut car il y avait une Sten sur le banc, le long de la table.

— Qu’est-ce que c’est que cet engin ? cria-t-il.

— C’est une mitraillette, répondit Cash, de la cuisine.

— Je vois bien. D’où elle sort ?

— Elle est à moi. Souvenir de famille.

— Bravo. Et qu’est-ce qu’elle fout là ?

— Ça pourrait servir, non ?

— Ma cocotte, dit Épaulard en marchant vers la cuisine, mets-toi bien dans la tête que si les flics nous trouvent, on se rend. Même à mon âge, j’aime mieux la taule que le cercueil. Tu vas me faire le plaisir de démonter ça et de la ranger où tu veux mais je ne veux plus la voir. C’est compris ?

Il entra dans la cuisine où Cash beurrait des tartines.

— Oui, chef, dit la jeune fille.

Épaulard lui ébouriffa les cheveux.

— Je suis sérieux, dit-il en souriant.

— Je sais, chef.

Sur la table de la cuisine, un Melody Boy captait FIP 514 et diffusait Route 66 par Ring Cole.

— Tu as pris les informations, à 10 heures ? demanda l’ex-pêcheur de requins, ex-FTPF, ex-tueur, ex-paumé en jouant avec les cheveux de Cash. Qu’est-ce qu’ils disent ?

— Rien d’intéressant. Un millier d’interpellations à Paris, dans les milieux gauchistes…

— Merde.

— Eh bien quoi ? C’était prévisible, non ?

— Oui. Merde quand même.

— Les journaux ont reçu notre texte, mais il n’en est question qu’à mots couverts, comme s’ils ne savaient pas encore ce qu’ils vont faire.

— C’est vrai qu’ils ne savent pas.

— On a empêché le ministre de l’intérieur de dormir, il a passé sa nuit place Beauvau à conférer et à prendre des mesures. Il y a un second communiqué dans le style « l’ordre républicain sera maintenu ». À Marseille, ils ont arrêté des commerçants contestataires avec de la dynamite dans leur bagnole.

— Et la Ford Consul ?

— Ils n’en parlent pas.

— C’est qu’ils l’ont retrouvée, sans doute, dit Épaulard.

Cash posa les tartines sur un plateau de tôle gaiement décoré, ajouta un bol, y versa le lait, le café.

— Combien de sucres ?

— Deux. Qu’est-ce qu’ils disent encore ?

— Quelques prises de position à la con, dit Cash en sucrant le café au lait, puis elle prit le plateau et la radio et regagna la salle commune, Épaulard sur ses talons. Le PC condamne la provocation, bien entendu. Le PSU estime que le front révolutionnaire est mis en danger par cet acte irresponsable. La Ligue appelle à la violence de masse de préférence aux coups de main aventuristes. L’agence Libération a diffusé un communiqué d’une soi-disant Nouvelle Armée Rouge qui dénonce les nihilistes petits-bourgeois — c’est nous — objectivement complices du pouvoir et lance le mot d’ordre « À bas les Petits Neumann ».

— Neumann ? Alfred ? demanda Épaulard avec effarement.

— Heinz Neumann, précisa Cash en posant le plateau et la radio sur la table. C’est un type qui a eu quelque chose à voir avec la commune de Canton en décembre 1927.

— Ah bon, dit Épaulard.

Il s’assit devant un bol. Il avait le front plissé. Il se mit à manger ses tartines. Il jetait de brefs coups d’œil à Cash. La fille s’était assise en face de lui, elle avait posé les coudes sur la table et elle contemplait le quinquagénaire avec un demi-sourire, le menton appuyé sur ses poings joints.

— T’es une drôle de fille, dit Épaulard.

— Et toi, tu es un vieux con, déclara Cash. Je t’ai attendu pendant une heure cette nuit, dans ma chambre, figure-toi. Pourquoi est-ce que tu n’es pas venu ?

Épaulard s’étrangla avec son pain beurré, histoire de gagner du temps.

— À vrai dire, fit-il, l’idée m’était venue…

— J’espère bien ! cria Cash.

— Mais, poursuivit Épaulard, j’hésitais… Enfin je me posais la question. Et… et pendant que je me posais la question, eh bien merde, quoi, je me suis endormi.

Il regarda Cash qui luttait contre le fou rire.

— Je suis désolé, ajouta-t-il.

— Quel homme viril ! s’exclama la fille. Il s’endort en se posant la question, et il est désolé. C’est ridicule. Tu as envie de faire l’amour avec moi, oui ?

— Oui.

— Bon. Ce soir. Bois ton café. Viens te promener.

— O. K., dit Épaulard.

Il but et se leva.

— Il va falloir que je monte relayer Buenaventura, observa-t-il.

— Quel vieux con ! s’exclama Cash. Je vais avoir une liaison lamentable, je sens ça.

Elle sortit dans le soleil. Épaulard la suivit. Il se sentait merdeux. Cash l’attendit et lui prit le bras. Ils firent ainsi le tour de la ferme, la jeune fille appuyée à l’épaule du vieux birbe. Par la porte ouverte de l’ancienne étable, ils regardèrent D’Arcy qui dormait, enfoui jusqu’au cou dans un tas de paille pourrie. L’alcoolique grimaçait dans son sommeil.

Un peu plus tard, le couple rentra dans la fermette. Épaulard se sentait le cœur léger.

— Ce soir, répéta Cash, et l’homme monta relayer Buenaventura.

17

À 11 heures du matin le samedi, le chef de cabinet du ministre de l’intérieur reçut Goémond.

— Où en êtes-vous ?

Le commissaire replia les mains sous son menton en dressant en l’air ses deux index qui vinrent s’appuyer de part et d’autre de sa bouche et donnèrent à celle-ci une expression plus amère encore qu’à l’ordinaire. Le commissaire était un homme assez grand, mais qui se voûtait et réussissait à donner l’impression qu’il était rabougri. Son corps nageait dans un grand pardessus noir informe. Sa tête en forme de poire s’ornait d’un grand front cireux d’intellectuel, de sourcils déprimés, d’un bas de visage fuyant. Sa moustache fine n’arrangeait pas les choses.

— Eh bien, parlez, Goémond.

— Nous avons retrouvé la Ford Consul qui a servi à l’enlèvement. Dans un parking des Champs-Élysées, comme je vous ai dit au téléphone. Pas d’empreintes utilisables. Des débris textiles, de la poussière, tout ça est parti au labo. On n’a rien découvert encore qui nous permette d’agir rapidement.

— C’est fâcheux. Très fâcheux, dit le chef de cabinet d’une voix pleine de rage. Vous savez que nous avons jusqu’à lundi midi, d’après leur espèce de manifeste ?