Goémond sortit un petit cigare hollandais et l’alluma d’un air lugubre.
— Bon, poursuivez, dit le chef de cabinet. Allez !
— La voiture, dit le commissaire, appartient à un informaticien, aucun espoir de ce côté-là, elle avait été volée. Au parking, personne n’a rien vu, rien remarqué. C’est un monde !
Goémond poussa un profond soupir. Le chef de cabinet tambourinait sur son bureau.
— Je passe maintenant, dit le commissaire, à la question de la femme Gabrielle. Elle est toujours en garde à vue, elle râle. Enfin, on va peut-être arriver à faire le portrait-robot des deux types qui…
— Au fait ! coupa le chef de cabinet exaspéré. Au fait, Goémond, au fait !
— Je vous demande pardon ?
— Je me moque de la marche normale de l’enquête. Au nom du ciel, dites-moi ce qui se passe avec ces deux excentriques des RG !
— Excentriques est bien le mot, dit Goémond. Pour commencer, ils ne sont même pas des RG. Ce sont de prétendus « correspondants ». Je leur ai très vite fait comprendre que l’heure n’était pas à la plaisanterie. Deux heures en cellule. Ils ne s’attendaient pas à ça. Ils croyaient réellement obtenir qu’on passe l’éponge sur le travail fractionnel de Grabeliau et son groupe, et qu’on abandonne les poursuites contre les druides mondialistes. Enfin, ce sont des détails. Je leur ai fait comprendre qu’on ne manipule pas comme ça la justice française.
— Cessez de railler, Goémond, dit le chef de cabinet d’une voix menaçante. Je me moque de savoir comment vous faites votre travail. Avez-vous le fameux film ? C’est tout ce que je veux connaître.
— J’ai l’identité de l’homme qui a filmé, un certain Jean-Pierre ou Jean-Paul Bouboune. On le recherche. On le coincera, n’ayez crainte.
— Quand ?
Goémond écarta les bras.
— Évidemment, dit-il, on le coincerait plus vite si nous faisions des concessions au groupe Grabeliau, mais comme je vous l’ai dit, j’ai expliqué à ces messieurs que c’était impossible.
Le chef de cabinet considéra son policier avec haine.
— C’est tout ce que vous aviez à me dire ?
— C’est tout.
— Bien. Retournez travailler, Goémond. Nous n’avons l’un et l’autre perdu que trop de temps.
Goémond se leva. Il avait toujours la même expression lugubre.
— Vous me téléphonerez ? demanda-t-il.
— À quel sujet ?
— S’il y a du nouveau.
— Vous serez avisé. Au revoir, Goémond.
18
Quelques années plus tôt, tandis que se préparaient des élections présidentielles, le Service d’Accentuation Civique avait connu quelques épurations, y compris celle de Joseph Grabeliau, son secrétaire national. Nullement décidé à mourir pauvre et impuissant, celui-ci emporta avec lui ses archives et entreprit de monter ses propres réseaux à l’intérieur de divers services de sécurité ou d’ordre, réseaux qu’il finançait de diverses manières. Simultanément, il devenait Grand Maître de la Confrérie druidique mondialiste du Vexin. Quelques mois plus tard, il était arrêté avec des membres de son état-major et inculpé d’extorsion de fonds. Au moment où l’ambassadeur des États-Unis était enlevé, Joseph Grabeliau se trouvait à Fresnes. Le lendemain à midi, il fut mis en liberté provisoire en raison de son état de santé. Le soir même, il couchait à Madrid. Quelques heures après le décollage de son avion, deux officiers de police alpaguèrent le truand Bouboune dans une pension de famille d’Enghien. Ils trouvèrent dans sa chambre une caméra Sankyo et une dizaine de bobines de film 8 mm. Ils apportèrent le tout, homme et films, à Goémond.
19
Treuffais avait acheté plusieurs journaux du matin et, vers 16 h 30, il descendit chercher Le Monde et France-Soir, ainsi qu’une médiocre choucroute en boîte. Il remonta chez lui. Après avoir refermé la porte, il vit son image dans la glace de l’entrée et poussa un soupir. Une barbe de quatre jours, les yeux rouges, des boutons, les cheveux hirsutes, la chemise sale et froissée sous la veste où se remarquaient quatre ou cinq nouvelles brûlures de cigarette. Il rangea la choucroute dans l’élément haut de la cuisine, alla chercher le vieux Radialva dans sa chambre et s’installa dans la salle de bains avec le poste et les journaux. Il fit couler un bain et feuilleta les journaux. Guère d’informations nouvelles. Treuffais avait déjà appris par la radio que des textes étaient parvenus aux journaux et agences de presse, postés dans la nuit à Paris, signés du groupe Nada, et qui revendiquaient l’enlèvement de l’ambassadeur, et réclamaient la publication d’un manifeste partout dans le pays, et le paiement par l’État d’une rançon de deux cent mille dollars. L’État avait quarante-huit heures pour donner sa réponse, soit jusqu’au lundi à midi. S’il refusait, l’ambassadeur serait exécuté. S’il acceptait, le manifeste devait paraître aussitôt dans la presse, être lu à la radio, à la télévision. Et de nouvelles instructions seraient envoyées par le groupe Nada, concernant le versement de la rançon.
Déjà, Le Monde résumait et analysait le manifeste. « Le style en est ordurier, affirmait le journal, et la puérilité de certaines affirmations, d’un anarchisme archaïque et sans mélange, prêterait à sourire en d’autres circonstances. Dans la situation actuelle, c’est bien plutôt l’inquiétude qu’elles inspirent, une angoisse profonde devant le néant revendiqué comme à plaisir par ce groupe Nada qui a su se bien nommer, mais qui s’exprime, dans son texte comme dans son acte, d’injustifiable manière. »
La baignoire était pleine. Treuffais ferma les robinets, ôta ses vêtements et se mit à l’eau. Il continua sa lecture, laissant la crasse se dissoudre lentement. Selon l’éditorialiste de France-Soir, les terroristes du groupe Nada prenaient exemple sur les Tupamaros en réclamant la publication de leur manifeste. Mais, soulignait l’éditorialiste, l’exemple des Tupamaros n’est pas un exemple à suivre, surtout en France qui est démocratique et qui n’est pas sous-développée. Si la contestation parfois violente est hélas entrée dans nos mœurs, le terrorisme politique ne répond ni aux besoins ni au désir de la population, le groupe Nada devait déjà commencer à s’en rendre compte, et l’éditorialiste voulait espérer que la raison l’emporterait.
Le Monde, par ailleurs, décrivait abondamment les opérations de police et se demandait à qui profiterait le cycle infernal violence-répression. Sous le titre, Une page noire, un juriste réputé pour son sérieux faisait un parallèle imbécile entre la noirceur de l’acte commis et la noirceur du drapeau anarchiste. Une feuille entière était dévolue aux communiqués et déclarations de diverses organisations et personnalités, avec un encadré spécial pour les points de vue d’une quinzaine de groupuscules gauchistes. Treuffais manqua s’assoupir dans son bain et fit tomber les journaux dans l’eau. Il jura et les mit à sécher sur le bord de la baignoire. Il se lava la tête avec fureur, grattant son cuir chevelu avec ses ongles. Il revoyait son amère entrevue avec Buenaventura, le lundi soir, dans la chambre sale du Catalan, les cartes à jouer qui traînent par terre, les mégots dans un bol, Buenaventura est debout dans l’ombre, le dos à la fenêtre illuminée par les enseignes de la rue.
— Tu ne prétends tout de même pas que nous abandonnions l’opération ?
— Si, dit Treuffais.
— Pars si tu veux.