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Georges Poustacrouille
P. -S. Pourrais-tu, si ça ne te dérange pas, m’expédier le camembert à musique parce que j’en aurai besoin car nous faisons une fête surprise pour les galons du Maréchal des Logis Sanchez. Merci d’avance.

2

Épaulard gara sa Cadillac à cheval sur le trottoir, puis remonta la rue jusqu’aux tasses, au coin de la Mosquée et du Jardin des Plantes, où il se soulagea. Il revint ensuite sur ses pas, allumant une Française filtre tout en marchant. C’était un homme grand et maigre, une gueule de médecin militaire, des cheveux gris fer en brosse, un imper mastic avec des pattes d’épaule. Il entra chez un marchand de vin qui fait bar, et commanda un sancerre dont il se délecta. À part qu’on n’a plus tellement de palais quand on fume soixante cigarettes par jour.

Il était midi cinq. D’Arcy était en retard. Au même instant, le jeune homme entra dans le débit. Il frappa l’épaule de l’imper mastic avec sa paume.

— Ciao.

— Salut.

— J’ai un rendez-vous à 2 heures et je n’ai pas bouffé. Ta voiture est loin ?

— En face, dit Épaulard tout en payant.

Ils traversèrent la rue. Il y avait déjà une contravention sous l’essuie-glace de la Cadillac. Épaulard la jeta dans le caniveau. Ils montèrent dans la voiture blanche maculée de boue.

— Longtemps que tu es rentré en France ? demanda D’Arcy.

— Trois semaines.

— Tu as revu des mecs ?

— Personne.

— Qu’est-ce que tu fais en ce moment ?

Tout en parlant, D’Arcy avait ouvert la boîte à gants et y fourrageait.

— Dans le vide-poche, dit Épaulard.

D’Arcy plongea la main dans le vide-poche, en ramena un flacon plat en argent, but au goulot. Il avait le teint rouge. Il suait. Toujours aussi poivrot, pensa Épaulard. D’Arcy ayant fini de boire, le quinquagénaire rangea le flacon. Gravé dessus, il y avait un oiseau en train de bouffer un serpent, et une devise en lettres tarabiscotées : Salud y pesetas y tiempo para gustarlos.

— Tu es allé au Mexique, observa D’Arcy.

— Je suis allé un peu partout. Algérie, Guinée, Mexique.

— Et Cuba.

— Oui, Cuba.

— Ils t’ont viré, dit D’Arcy.

Épaulard hocha la tête.

— Et qu’est-ce que tu fais en ce moment ? répéta D’Arcy.

— Tu commences à m’emmerder, dit Épaulard. Qu’est-ce que tu veux au juste ?

— Des camarades et moi, dit D’Arcy, on aurait besoin d’un expert.

— Expert en quoi ? Je suis expert en des tas de choses.

— Les camarades en question et moi, dit D’Arcy, on va se payer l’ambassadeur des États-Unis en France.

Épaulard sortit de la voiture et claqua violemment la portière. Il retraversa la chaussée. D’Arcy lui courut après. Il commençait à tomber une vilaine petite pluie froide.

— Déconne pas, dit l’alcoolique. J’ai pas fini de t’expliquer.

— Je ne veux pas en entendre davantage. Va te faire foutre.

Épaulard rentra dans le débit de vin et commanda un autre sancerre. D’Arcy restait sur le pas de la porte, l’air malheureux.

— Oh, et puis va chier, hein, dit-il enfin et il s’en alla.

3

— C’est pourquoi, conclut Treuffais, nous pouvons dire avec Schopenhauer que « le solipsiste est un fou, enfermé dans une forteresse imprenable ». Quelqu’un a-t-il une question à poser ?

Personne n’en avait. La cloche sonna. Du geste, Treuffais voulut futilement s’opposer au vacarme qui envahissait aussitôt la salle de classe.

— La prochaine fois, dit-il en haussant le ton, nous étudierons le rationalisme contemporain et ses variantes. Je veux un volontaire pour un exposé sur Gabriel Marcel.

Deux mains se levèrent.

— J’aimerais que ce ne soient pas toujours les mêmes, fit Treuffais d’une voix sarcastique. Monsieur Ducatel, dites-moi, vous êtes peut-être trop occupé pendant le week-end ?

— Ouais, dit sans malice l’élève Ducatel, je vais à la chasse.

— La chasse à courre, peut-être ? ironisa Treuffais.

— Oui, monsieur.

— Vous me ferez tout de même l’exposé sur Gabriel Marcel. Pour lundi. Vous pouvez sortir dans le calme.

La horde de niais sortit à grand bruit. Treuffais boucla son porte-documents en écoutant s’éloigner le piétinement des coûteux écrase-merdes. Il quitta le Cours Saint-Ange par une petite porte. À ce moment, la Ford Mustang de l’élève Ducatel passa en grondant et Treuffais reçut sur ses pantalons une gerbe d’eau boueuse. Ducatel freina sec et sortit à demi de sa bagnole.

— Je suis désolé, m’sieu, fit-il.

Il ne parvenait pas à maîtriser son rire.

— Pauvre con, lui dit Treuffais.

— C’est pas des façons de parler, observa Ducatel d’un ton venimeux.

Treuffais lui avait tourné le dos et montait dans sa 2 CV, de l’autre côté de la rue. Le jeune professeur de philosophie sortit vivement de Bagneux, rejoignit la porte d’Orléans et enfila les boulevards extérieurs en direction de l’ouest. Il se trouvait en danger de perdre son emploi. L’élève Ducatel se plaindrait à son papa d’avoir été insulté. Le père Ducatel s’en ouvrirait à M. Lamour, directeur du cours, une gueule de fausse couche, soit dit en passant.

— Vous feriez mieux de vous appeler monsieur Bouillon, déclara Treuffais, s’adressant à son levier de vitesses. Vous pourriez donner votre nom à votre institution : Le Cours Bouillon.

Le feu passa au vert.

— Tout ça, je m’en branle, ajouta Treuffais.

On klaxonna derrière lui. Lejeune homme se pencha par la vitre ouverte.

— Cauchons de Vrounzais ! cria-t-il. On fous a pien engulés en garante. On fous engulera engore !

Un cyclomotoriste en veste de cuir abandonna aussitôt sa machine pour se ruer vers la 2 CV. Treuffais claqua peureusement la vitre. Le cyclomotoriste cogna du poing la tôle de la portière. Il ressemblait à Raymond Bussières.

— Sors de là, petit con ! criait-il.

Treuffais déplia son couteau à cran d’arrêt et ouvrit la portière. Il pointa la lame en direction de l’intrus.

— Me kill you ! grogna-t-il avec un accent négro-hollywoodien. Me make bretelles with your intestins !

Le salarié comprit le sens général de la chose, bondit en arrière, se prit les pieds dans son Solex et se cassa la gueule. Treuffais démarra, riant, passa le feu orange et se rua solitairement sur le boulevard Lefebvre.

— Sono schizo, observa-t-il. Et polyglotte. Primoque in limine Pyrrhus exultat !

Il trouva à se garer rue Olivier-de-Serres, à deux pas de son logement. Dans l’ascenseur, il entendit le téléphone sonner à l’intérieur de l’appartement. Il se hâta d’entrer et de décrocher. À l’autre bout du fil, D’Arcy.

— Ton expert ? demanda Treuffais.

— Il refuse.

— On fera sans lui.

— C’est con.

— On se débrouillera. Excuse-moi, on sonne à la porte.

— Bon, je raccroche. Je te rappellerai.

— Pas la peine. On se voit ce soir.

— Juste. À ce soir.

— À c’soir.

Il raccrocha, alla ouvrir. Un type petit, mais large, les cheveux calamistrés, vingt-cinq ans environ, l’âge de Treuffais, lui présenta un illustré vil.