La fermette se trouvait sur un petit plateau. À l’ouest, le chemin vicinal qui y conduisait. À l’est, le verger noir, une étendue de chaumes neigeux, et Buenaventura.
À l’instant où il se trouva au bord du plateau, le Catalan aperçut sur sa droite, à un kilomètre de distance, des ombres luisantes et armées qui se faufilaient rapidement à travers une zone de buissons. Le chemin de terre s’infléchissait, le dirigeait de ce côté. Buenaventura stoppa, descendit de voiture, ouvrit la barrière d’un pré. Remonté dans l’auto, il engagea le véhicule à l’intérieur du champ, accélérant autant qu’il pouvait, de sorte que la Dauphine, un moment, parut voler au ras de la terre gluante, filant vers la fermette où l’on ne voyait aucun signe de vie, rien qu’un peu de fumée gris clair contre le ciel gris clair.
Là-bas sur la droite, les silhouettes luisantes débouchaient du couvert des buissons et Buenaventura vit du coin de l’œil qu’elles étaient menées par un petit groupe d’hommes en civil, des pardessus sombres et des impers clairs.
La Dauphine plongea soudain. Les roues s’enfoncèrent dans une vague de terreau gras et mou. Buenaventura rétrograda et accéléra. L’embrayage cassa. Le moteur rugit en pure perte tandis que la voiture s’affaissait dans la glaise. Son cuir sous le bras, le Catalan sortit du véhicule et se mit à courir vers la fermette, à trois cents mètres de là. Il se mit également à hurler à pleins poumons.
31
Quand Buenaventura se mit à hurler à pleins poumons, il était 10 heures du matin, on était dimanche. L’ambassadeur Richard Poindexter mangeait des œufs au jambon qu’on lui avait apportés dans son lit. Meyer le surveillait, le pistolet sur la chaise à côté de lui, et lisait du coin de l’œil un roman de science-fiction usagé. Les autres étaient en bas. Dans la cuisine, Épaulard et Cash faisaient la vaisselle à l’eau froide. Dans la salle commune, près du feu, D’Arcy buvait une bière et s’apprêtait à monter dormir, car il avait gardé l’ambassadeur à partir de 2 heures du matin.
L’alcoolique fronça les sourcils, posa sa bière et se dirigea à pas pesants vers l’entrée de la cuisine.
— Hé ! Vous n’entendez rien ?
Épaulard se retourna.
— Non, dit-il, mais en voyant la figure soucieuse de D’Arcy, il fronça les sourcils à son tour, tendit la main vers le robinet et arrêta l’eau.
Dans le silence soudain, ils entendirent tous un gueulement continu, ténu. Cash, les mains mouillées, ouvrit la fenêtre de la cuisine, qui donnait sur les arrières de la fermette. On aperçut aussitôt, entre les arbres noirs, la silhouette agitée qui courait dans les chaumes et criait et se rapprochait.
— C’est Buen, dit D’Arcy.
Le regard d’Épaulard balaya les champs et l’homme éprouva un coup au cœur parce que d’autres silhouettes se mouvaient, sur la gauche, pliées en deux, luisantes.
— À gauche, dit-il. Les flics.
— Je vais voir devant, dit D’Arcy. Je mets la Jaguar en route. Amenez l’ambassadeur.
Il quitta la cuisine, traversa comme une flèche la salle commune et ouvrit la porte d’entrée vitrée. Au-delà du terrain qui courait devant la fermette jusqu’au chemin vicinal, l’alcoolique ne vit rien d’inquiétant, tout était blanchâtre et désert. Il se précipita vers le garage, y pénétra, monta dans l’auto et fit démarrer le moteur.
Cash montait quatre à quatre l’escalier de la maison.
Épaulard demeurait immobile devant la fenêtre ouverte, regardant le Catalan qui avait à présent pénétré dans le verger. Au passage, Buenaventura avait abandonné son manteau aux barbelés. À présent, il courait entre les arbres noirs. Il ne criait plus, il n’avait plus de souffle.
— André Épaulard ! Buenaventura Diaz ! Véronique Cash ! Et les autres ! cria une voix puissante et lointaine comme celle de Zeus. Vous êtes encerclés !
Le mégaphone transmit un soupir. À deux cents mètres de là, les flics eux aussi étaient à bout de souffle. Goémond fit une pause, écartant le mégaphone de ses lèvres. Trois OP en civil se tenaient autour de lui, et un officier de gendarmerie flanqué d’un radio. Hors d’haleine, le commissaire gesticula silencieusement en direction du talkie-walkie. Le gendarme le lui passa. Goémond s’appuya au tronc d’un cerisier.
— Bleu Deux, haleta-t-il. Bleu Deux, vous êtes là ? Ici Goémond. À vous.
— Bleu Deux, dit l’appareil. Nous sommes à la limite ouest de la fermette, sur le chemin vicinal. Nous sommes à soixante mètres de la fermette, contre le talus. Nous n’avançons plus. J’attends vos ordres. Quelqu’un vient de sortir de la fermette et de pénétrer dans l’aile nord. À vous.
— Je me charge des sommations, dit Goémond. Si le feu commence, empêchez quiconque de sortir de votre côté. Tirez sur la façade, et grenadez. Terminé.
— Bien compris. Terminé.
Goémond rendit son talkie-walkie au radio et porta de nouveau le mégaphone à ses lèvres.
— Hé ! Vous ! Le type qui court vers cette ferme ! Arrêtez immédiatement ou nous tirons ! C’est la police qui vous parle ! Arrêtez immédiatement !
Buenaventura se mit à zigzaguer entre les arbres.
— Ouvrez le feu sur lui, commanda Goémond.
— Mais, commissaire, fit l’officier…
— Tirez-lui dessus, nom de Dieu !
L’officier fit la moue et se retourna vers ses gendarmes, déployés sur la droite et en retrait d’une vingtaine de mètres.
— Estève ! cria-t-il. Ouvrez le feu sur ce type là-bas qui court !
Le gendarme Estève, tireur d’élite, mit un genou en terre, son mousqueton bien en place. Buenaventura piquait un sprint vers la fermette.
— Visez les jambes ! cria l’officier de gendarmerie.
— Visez n’importe où ! hurla Goémond.
Troublé, le gendarme Estève tira un peu au hasard. Buenaventura pivota sur lui-même, les bras battant l’air pour reprendre son équilibre, puis dégringola sur le dos. Il se releva immédiatement et plongea la tête la première contre la porte de la fermette. Le battant s’ouvrit, le Catalan tomba à plat ventre à l’intérieur, ramena frénétiquement ses jambes sous lui et claqua la porte d’un coup de talon. Sur ces entrefaites, un chiffon blanc apparut et s’agita à la fenêtre de la cuisine.
— Ils se rendent, s’exclama l’officier de gendarmerie avec soulagement.
— C’est un piège, affirma Goémond.
De l’étage de la fermette, par une lucarne étroite comme une meurtrière, quelqu’un ouvrit le feu à la mitraillette.
32
Cash avait monté l’escalier quatre à quatre. Elle s’était précipitée dans la chambre de l’ambassadeur. Meyer était debout, son automatique à la main. Le roman de science-fiction était tombé par terre. Le serveur de brasserie semblait inquiet.
— Qu’est-ce qui se passe ? Qui est-ce qui crie ?
— Vite ! Il faut amener l’ambassadeur en bas ! cria Cash qui se précipita à la fenêtre donnant sur la façade.
Elle vit les portes ouvertes du garage. Elle vit aussi, de sa position élevée, une théorie de têtes casquées de noir qui se pressaient contre la neige du talus, à soixante mètres sur l’avant, le long du chemin vicinal.
— Merde, dit-elle à Meyer, c’est trop tard. Ne bouge pas d’ici. Garde ce gros con. Ne bouge pas d’ici. Je reviens.
Elle disparut comme une flèche dans le couloir, pénétra dans sa chambre au lit défait. Elle plongea la main sous le lit, en sortit la Sten et les chargeurs enveloppés de chiffons. Elle engagea un chargeur dans l’arme. Un coup de mousqueton claqua en bas. Aussitôt après, il y eut un fracas à la porte de derrière.