— Où est Épaulard ? Où est D’Arcy ? demanda Buenaventura.
Il dut répéter la question, à cause du vacarme et à cause de l’inattention de Cash.
— D’Arcy est au garage, dit la fille. Épaulard… où est Épaulard ?
— C’est ce que je te demande !
— Il est descendu. Il est en bas.
Cash pivota et se mit en marche vers l’escalier.
— Ne descends pas ! On peut atteindre le garage en défonçant les toits. Cash !
La fille fit trois pas très rapides et fila dans l’escalier, disparaissant dans le nuage de gaz. Buenaventura ne la vit plus, il l’entendit seulement tousser.
— Eh merde, grogna-t-il. Et vive la mort.
Fourrant l’automatique dans la poche de son pantalon, la Sten sous le bras droit, il courut au bout du couloir, au bout du corps de bâtiment. Avec son bras gauche, il exécutait un rapide mouvement de piston pour combattre l’ankylose. La douleur était forte et le sang coulait de plus belle de son muscle transpercé.
Cash arriva en toussant au bas de l’escalier. On ne tirait plus. Le cadavre de Meyer était couché au pied des marches. Cash l’enjamba, toussant toujours, et se tourna vers la porte de derrière qui était ouverte, et elle se trouva face à face avec Goémond, deux de ses adjoints et un gendarme armé d’une mitraillette. Les quatre hommes portaient des masques à gaz et la regardaient à travers le nuage vert et blanc du chlorobenzalmalononitrile (CB).
— Je me rends, dit Cash en toussant et en levant les mains au-dessus de sa tête.
Goémond lui tira une balle dans la poitrine. La fille fut précipitée en arrière par le choc. Elle tomba sur le dos au milieu de la salle commune.
— Toi, dit Goémond au gendarme, t’oublieras ça. Songe à ta retraite.
Il franchit d’un bond l’embrasure que formait l’entrée de la cuisine. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur et vit Épaulard étendu sur la figure dans la pièce. Il fit signe aux autres de poursuivre. Progressant par à-coups, les trois flics se tapirent au bas de l’escalier. Le gendarme lâcha une rafale à l’aveuglette, dans le brouillard, les deux OP se précipitèrent et escaladèrent les marches.
Goémond entra dans la cuisine. Il se pencha sur Épaulard que secouaient des nausées. Il le prit par les cheveux pour lui redresser la tête. Les yeux du blessé étaient rouges et gonflés, tout son visage était pourpre.
— Ne me touchez pas, murmura-t-il, j’ai la colonne vertébrale brisée.
Goémond laissa retomber la tête du quinquagénaire, puis lui glissa son pied sous le torse et, d’un bon coup, le retourna. Épaulard émit un couinement de souris et sa langue sortit de sa bouche. Goémond lui prit le pouls, puis se redressa, satisfait.
À l’étage, Buenaventura avait pénétré dans la salle de bains et futilement fermé le verrou. Il avait arraché les plaques de matériau isothermique et de papier goudronné qui le séparaient des tuiles du toit. Debout sur la baignoire, il souleva délicatement une tuile pour observer les alentours. Il se trouvait à l’extrémité nord du bâtiment principal, où le toit rejoignait celui de l’aile nord (à l’intérieur de laquelle se trouvait le garage). En fait, Buenaventura, s’il avait eu les outils adéquats, aurait pu passer directement dans le garage en défonçant le mur de la salle de bains, au-dessus de la baignoire.
De son poste d’observation, il avait le toit du garage au centre de son champ visuel. Sur la droite, il apercevait la campagne. C’était une direction d’où n’était venue aucune attaque, car la fermette ne comportait aucune ouverture de ce côté. Des gendarmes y étaient toutefois visibles, formant un petit peloton accroupi sous un bouquet d’arbres, à une centaine de mètres de distance.
Sur la gauche, le regard de Buenaventura tombait entre les deux ailes de la demeure, sur le terrain boueux qui courait jusqu’au chemin vicinal. Sur ce chemin, un fort parti de gendarmes était visible.
Les hommes avaient cessé le feu, soit parce qu’ils en avaient reçu l’ordre, soit parce que la ferme ne ripostait pas. Ils attendaient apparemment des instructions pour se porter en avant.
Le Catalan mit sa mitraillette devant lui, en travers, et poussa un bon coup. Une quinzaine de tuiles s’écartèrent et tombèrent. Le jeune homme se jeta en avant, bascula, glissa sur le ventre le long de la pente du toit. Il atterrit contre une pente opposée, celle du toit du garage, et se mit aussitôt à soulever des tuiles avec frénésie. Il se trouvait en pleine vue des gendarmes massés sur le chemin vicinal, et de ceux qui étaient accroupis sous le bouquet d’arbres, au nord.
— Holà ! Sur le toit ! lui cria un mégaphone. Mettez les mains en l’air et ne bougez plus ! Ou bien nous ouvrons le feu sur vous !
À l’intérieur de la fermette, Goémond qui venait d’achever Épaulard entendait et maudissait mentalement l’officier de gendarmerie qui donnait à quelqu’un l’occasion de s’en tirer vivant.
Buenaventura arracha encore trois tuiles et plongea dans le trou ainsi ménagé avant qu’on eût tiré sur lui. Il se retrouva sur une plateforme de bois qui n’occupait qu’une partie de l’étage. L’aile de la fermette où il se trouvait était jadis consacrée aux travaux agricoles. Sur la plus grande partie de sa surface, il n’y avait aucune séparation entre le sol de terre battue et le toit, six mètres plus haut, sous-tendu par d’antiques poutres. Le Catalan se trouvait sur une manière de fenil que le propriétaire légal de la ferme avait récemment songé à transformer en loggia. Il s’avança au bord de cette plate-forme et, dans la pénombre du bâtiment, il vit en bas la Jaguar verte, moteur en marche, portière ouverte, et D’Arcy assis sur le siège du conducteur, les jambes pendant hors de l’auto, et qui buvait au goulot d’un litre de rouge.
L’alcoolique tenait un pistolet dans son autre main et, tandis qu’il continuait de boire, ses yeux étaient fixés sur Buenaventura.
— C’est moi, dit le Catalan.
D’Arcy décolla sa bouche du goulot.
— Je vois, dit-il. Qu’est-ce qui se passe ? Où en est-on ?
Une échelle reliait le fenil au sol de terre. Buenaventura la dévala.
— Ils sont tous morts, je suppose, dit-il en touchant terre. J’ai tué l’ambassadeur. Nous sommes complètement encerclés, et on ne peut même pas se rendre.
D’Arcy acheva sa bouteille et la jeta contre un mur. Elle éclata.
— Bon, dit-il. Crevons. Fonçons dans le tas.
— Vive la mort, dit encore Buenaventura.
Il contourna la Jaguar, ouvrit la portière opposée et s’assit. Avec le canon de la Sten, il cassa le pare-brise, racla les bouts de verre qui adhéraient encore sur les bords. D’Arcy claqua la portière de son côté.
— Exactement en face de la sortie, dit l’alcoolique, il y a le chemin de terre par où nous sommes arrivés l’autre soir. Je fonce. On ne l’atteindra pas.
— O. K.
— Adieu, vieux con.
— Adieu.
La Jaguar sortit du garage, lentement car elle devait virer aussitôt, et elle vira et fila vers la barrière de sortie.
Les gendarmes étaient en train d’ouvrir la barrière et s’apprêtaient à faire mouvement en avant. Ils furent pris au dépourvu autant qu’il était possible, c’est-à-dire guère.
D’Arcy était tassé au fond de son siège, le torse contre le volant, les yeux à la limite du tableau de bord, accélérant comme un fou. Buenaventura, le canon de la Sten appuyé contre le bord du pare-brise cassé, arrosa le chemin de balles, il vida son chargeur avant que la voiture atteigne la barrière. Les gendarmes s’égaillèrent frénétiquement et plongèrent dans les fossés, la neige et la boue giclant tout autour d’eux. D’autres gendarmes, qui au mousqueton, qui à la mitraillette, ouvrirent le feu sur la Jaguar, de façon désordonnée mais efficace. Le véhicule fut criblé de balles.