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— Les pneus ! hurla l’officier au sommet de sa voix.

La Jaguar franchit la barrière de sortie, traversa le chemin vicinal et se jeta dans la piste pour tracteurs qui s’éloignait au flanc d’un vallon buissonneux. Les vitres latérales volèrent en miettes au passage. Le tir des forces de l’ordre s’abaissa. Les pneus furent hachés menu. D’autres balles s’enfonçaient dans l’arrière de la carrosserie.

D’Arcy avait reçu deux projectiles dans la poitrine, un dans le cou, un dans les reins. Il lâcha le volant et s’effondra dessus, le nez en avant, les bras pendants. Le sang sortait de sa carotide en grands jets saccadés. Son pied était bloqué sur l’accélérateur.

La Jaguar dévala de plus en plus vite le chemin de terre, manqua un virage, arracha un buisson et bascula sur le côté, dans une ravine profonde qui servait de décharge publique. Elle fit trois tonneaux au milieu des ordures avant de s’écraser au fond du vallon et de s’immobiliser.

Buenaventura se retrouva à quatre pattes dans les détritus sans savoir comment il était arrivé là. Il vit la voiture, portières ouvertes, pneus à plat, toit défoncé, sans capot, immobile, vingt mètres en contrebas et elle prit feu à ce moment, le réservoir d’abord cracha une grande flamme sinueuse, puis le moteur s’embrasa, ensuite le réservoir fit explosion et une gerbe de fumée et de débris fila en l’air au-dessus du vallon. Le Catalan se mit à courir droit devant lui, à flanc de pente, dérapant vers l’aval.

Sur le chemin vicinal, les flics interloqués ne voyaient plus l’auto. Elle avait disparu dans la courbe du chemin de terre, et maintenant ça brûlait et ça explosait en contrebas, hors de leur champ visuel. L’officier détacha une douzaine d’hommes pour aller voir et ils partirent en courant, pliés en deux sur leurs armes.

Quand ils arrivèrent en vue de l’épave en feu, le Catalan avait déjà disparu dans les buissons noirâtres, à l’extrémité de la ravine. Il trouva un sentier qui filait parallèlement à la départementale menant à Couzy. Il courait de toutes ses forces. Le terrain était boisé. Le fugitif était invisible. Le chemin tourna. Buenaventura déboucha sur la départementale. Couzy se trouvait à un demi-kilomètre, mais à moins de cent mètres s’élevait un petit garage BP. Buenaventura continua à courir sur la route. Sa respiration était sifflante. Il se sentait très faible et la tête légère. Son bras continuait à saigner. Sa cheville droite était foulée. Il courait.

Devant le garage, une très vieille 203 utilitaire prenait de l’essence. Son propriétaire, en bleu de travail, causait avec le pompiste, un gros garçon hilare aux mains noires de cambouis. Le Catalan arriva jusqu’à eux en trébuchant et sortit son automatique de sa poche.

— Le plein, dit-il. Ne bougez pas.

Les deux hommes ne bougèrent pas. Le pompiste continua à faire couler l’essence dans le réservoir. Buenaventura s’appuya de l’épaule contre la 203.

— C’est ma voiture que vous voulez ? demanda l’homme en bleu d’une voix blanche.

— Oui.

L’homme en bleu s’essaya à ricaner et manqua avaler de travers.

— Elle vaut rien, dit-il. C’est un vieux clou.

— Écoutez, dit Buenaventura. Je suis le seul survivant du groupe « Nada », le commando anarchiste qui s’est emparé vendredi soir de l’ambassadeur des États-Unis. La police nous a repérés dans une ferme, à côté d’ici, et elle a froidement massacré mes compagnons. Vous comprenez ce que je vous dis ?

— Vous êtes les anarchistes qu’ont fait le coup de l’ambassadeur américain !

— Écoutez, dit Buenaventura avec lassitude. Essayez de vous rappeler, vous pourrez le répéter aux journaux, vous aurez votre photo dans les journaux… La police nous a massacrés. Les flics ont tué tout le monde dans la ferme. Et l’ambassadeur a été tué parce que les flics ne nous laissaient pas nous rendre. Vous comprenez ?

— Qui c’est qui l’a tué, l’ambassadeur ? demanda le pompiste.

— Ah, bougre de con, soupira le Catalan.

Le plein était fait. Le pompiste ôta du réservoir le bec de sa pompe. Il remit le bouchon du réservoir en place.

— Tournez-vous, tous les deux, commanda Buenaventura.

Les deux hommes se tournèrent. Le Catalan abattit le canon de son pistolet sur le crâne de l’homme en bleu qui poussa un cri de douleur et s’effondra. Le pompiste prit ses jambes à son cou. Il s’enfuit vers le bureau. Buenaventura réprima l’envie de lui tirer dessus et sauta à bord de la 203. Il démarra, fit demi-tour et prit la direction de Paris. Ressorti sur le pas de sa porte, le pompiste tira sur la camionnette avec son Simplex et une gerbe de plombs numéro 7 cingla le véhicule. Le Catalan accéléra. La 203 disparut au virage. Il était 10 h 25 du matin. La tuerie avait duré moins d’une demi-heure.

33

La nouvelle fut annoncée en fin de matinée à la radio où elle donna lieu à un bref bulletin spécial, puis elle fut développée et commentée à l’heure du déjeuner, notamment à la télévision qui donna à voir « la fermette tragique », les éclats de verre sur le carrelage, le sang caillé de l’ambassadeur, l’épave noire de la Jaguar. Des communiqués et des télégrammes se rédigeaient. Condoléances de l’État français à la veuve de l’ambassadeur, à l’État américain. Communiqué du ministère de l’intérieur indiquant que l’ordre avait été restauré et qu’il s’en félicitait, tout en mettant chacun en garde contre le retour de tels excès et non sans s’incliner respectueusement devant la mémoire de Richard Poindexter. Télégramme du Saint-Père au président de la République. Message de l’archevêque de Paris. Télégramme du Premier ministre à la famille de l’officier de gendarmerie qui luttait contre la mort sur son lit d’hôpital. Télégramme de félicitations du ministre des Armées au groupement de gendarmerie mobile engagé à Couzy. Proclamation d’un groupuscule bordighiste accusant les forces de l’ordre d’avoir ouvert le feu sans sommations sur la ferme, et d’être seules responsables de la mort de l’ambassadeur (cette proclamation faillit entraîner le dépôt d’une plainte en diffamation par le ministre des Armées). Message confidentiel du commandant du groupement de gendarmerie mobile incriminé au directeur de la gendarmerie et de la justice militaire, pour se plaindre nommément du commissaire Goémond (à la suite de quoi le ministre des Armées renonçait au dépôt d’une plainte en diffamation et rencontrait d’urgence le ministre de l’intérieur). Communiqué de l’ORL (Organisation Révolutionnaire Libertaire, clandestine, douze membres, dont quatre policiers infiltrés) appelant tous les révolutionnaires à tuer « au moins cinquante flics » pour venger les morts de Couzy. Communiqué du Syndicat autonome des oto-rhino-laryngologistes informant le public qu’il n’avait rien de commun avec l’organisation précédente. Etc.

Une équipe de médecins légistes préparait une série de rapports d’autopsie, mais la marche des événements était déjà claire et simple pour l’opinion. Les terroristes encerclés, plutôt que de se rendre, avaient préféré tuer leur otage et tirer sur les forces de l’ordre, qui avaient pris la maison d’assaut André Épaulard, « étrange figure d’aventurier international », Nathan Meyer, « serveur de bar que ses collègues décrivent comme un introverti agressif et déséquilibré », Véronique Cash, « la pasionaria du groupe », avaient été tués durant l’action, les armes à la main. Benoît D’Arcy, « fils de famille alcoolique et dépravé », était abattu un instant plus tard alors qu’il forçait un barrage au volant d’une coûteuse voiture de sport, en tirant sur les policiers. Buenaventura Diaz, « certainement le plus dangereux, anarchiste de longue date, sans moyens d’existence connus », avait réussi à s’échapper et était activement recherché. La télévision diffusa sa photographie, il avait une gueule maigre de pâle voyou aux cheveux longs, aux yeux qui faisaient peur, et l’on frémit dans les chaumières.