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Buenaventura regardait son image sur l’écran de la télévision. L’homme, dans la 203 utilitaire, avait rejoint la vallée du Morin, erré sur des routes indécises. Après une heure de parcours, il avait engagé la camionnette à l’intérieur d’une carrière. Carrière de quoi, le Catalan ne savait pas, toujours est-il que des parois jaunâtres, vaguement argileuses, se dressaient comme des murailles autour d’un espace plein de flaques où dormaient des camions orange maculés, des rails, des wagonnets rouillés. Une baraque de chantier gris fer, préfabriquée, s’élevait dans un coin. Buenaventura, après avoir rangé la 203 hors de vue de la route, derrière un camion, força la porte de la baraque avec une barre à mine. Il avait chaud, il avait froid, il suait, il grelottait. À l’intérieur de la baraque, il découvrit une couchette vide, un bureau, des casques de plastique, des imperméables de ciré jaune, un litre de vin entamé, divers papiers, un Solex. C’était bien de la chance.

Buenaventura fit halte un moment à l’intérieur de la baraque. La carrière demeurerait probablement déserte jusqu’au lundi matin, mais c’était une cachette précaire. Et puis des bals pouvaient avoir lieu dans la vallée, des couples monter en auto jusqu’au chantier, avides de papouilles, et remarquer la 203, elle était certainement signalée.

Comme sa blessure se remettait par instants à saigner, le Catalan y mit un pansement compressif constitué par un chiffon malpropre et un sandow. Il réenfila son chandail sombre, la manche déchirée et raide de sang. Il se sentait très faible. Il but un peu de vin qu’il rendit aussitôt. Il vacillait. Il essuya son menton et son front avec le dos de sa main droite, revêtit malaisément un ciré jaune et sortit avec le Solex.

Le moteur de la machine ne voulait pas partir. Buenaventura n’en connaissait pas le fonctionnement. Il eut beau tripoter tout ce qui semblait susceptible de l’être, l’engin ne démarra pas. Peut-être était-il en panne. Le Catalan se résigna à pédaler malgré sa grande faiblesse. Il reprit la route en zigzaguant, heureux dans les descentes, peinant dans les montées, tâchant de mettre une bonne distance entre la 203 et lui.

Grâce à la neige, au temps maussade et mouillé du week-end, la circulation n’était pas abondante. Quelques voitures croisèrent ou doublèrent le Catalan, mais personne ne faisait attention à lui pour le moment.

Enfin, il s’était écarté de la route pour monter un large chemin menant à une maison isolée. Le bâtiment, assez lugubrement pavillonnaire, se dressait entre des arbres, sur un terrain carré, avec sur le devant une pelouse rocailleuse soigneusement agencée et entretenue, et de l’herbe derrière et sur les côtés. C’était, semblait-il, une maison de week-end, et elle était fermée. Buenaventura y pénétra en s’introduisant d’abord dans le garage (il brisa une lucarne de verre dépoli), puis en forçant la porte de communication entre le garage et la maison d’habitation. Il déboucha dans un petit hall carrelé, ouvrit la première porte qui se présenta et se trouva dans un salon cossu, meublé en faux rustique. Un téléviseur portable était posé sur le carrelage, au bout de la pièce. Buenaventura regarda sa montre. Elle était arrêtée à 10 h 23. Il marcha jusqu’à la télévision et la mit en marche. Quand l’écran s’éclaira, il y vit son image.

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Durant toute la journée du dimanche, de multiples contrôles furent effectués sur le territoire de Seine-et-Marne, ainsi qu’à Paris, où de nouvelles rafles eurent lieu dans les milieux gauchistes. Boulevard de la Chapelle, une petite manifestation plus ou moins spontanée se forma aux cris de « Goémond salaud ! Le peuple aura ta peau ! » et fut dispersée, mais des bagarres devaient continuer toute la soirée, des magasins juifs furent pillés par des Kabyles et un proxénète malien blessé d’un coup de revolver. Place de l’Étoile, d’autres manifestants, appartenant au mouvement Ordre Renouvelé, furent refoulés vers l’avenue Hoche qu’ils dévalèrent en criant : « Démocratie, tu es pourrie ! » Un orateur de l’Action Française Nationale Révolutionnaire qui appelait bizarrement les terroristes « nos camarades égarés » fut battu à coups de bâton par les militants d’Ordre Renouvelé.

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Buenaventura ne voyait pas la nécessité de faire le guet. Il avait éteint la télévision. Il alla ouvrir la porte de derrière de la résidence secondaire et rentra son Solex dans le couloir, à l’abri d’hypothétiques regards. Il chercha ensuite la salle de bains, la trouva, se fit couler un bain. Le chauffage au mazout en veilleuse lui procura de l’eau chaude. Buenaventura se déshabilla non sans grimacer. Son bras était engourdi et douloureux. Il délit le pansement, examina la blessure. Son biceps était noir et rouge. Beau biceps d’anarchiste, songea-t-il avec un ricanement qui lui tordit la lèvre.

Ouvrant l’armoire à pharmacie, il trouva de l’éther et s’en pompa un grand coup sur le muscle. La salle de bains tourbillonna autour de lui. Il tomba assis contre la baignoire tandis qu’un grand froid l’envahissait. Est-ce la mort ? se demanda-t-il avec un romantisme effréné. Ce n’était pas la mort, ce n’était que l’éther. Le Catalan se redressa et trépigna car sa blessure le brûlait. Puis la douleur s’atténua. L’homme se mit à l’eau, prenant garde de mettre son bras gauche dans le liquide. De la main droite, il fouilla ses vêtements qu’il avait jetés sur un tabouret de bois près de la baignoire. Tandis que son corps se détendait dans le bain chaud, il alluma une Gauloise toute tordue et écrasée et il fuma avec plaisir. Ses cendres tombaient dans l’eau.

Il demeura un moment immobile, le visage contracté par la réflexion ou par quelque chose qui lui contractait le visage.

Il saisit ensuite son pistolet automatique et en sortit maladroitement le chargeur. Il n’avait tiré qu’un coup, il lui en restait sept, pas de munitions de réserve. Il remit le chargeur en place, une balle dans le canon, et sortit de l’eau, aspergeant copieusement le carrelage. Il se sécha d’une seule main, imparfaitement. Il se retourna ensuite vers la baignoire et plongea la tête dans l’eau sale, et l’en ressortit ruisselante. Il empoigna des ciseaux de coiffeur dans l’armoire à pharmacie et se mit à dégrossir sa tignasse mouillée. Il perfectionna la chose avec un rasoir Gillette et de la crème à raser sans blaireau, en bombe, non sans s’amuser à en projeter sur le miroir où il traça un cercle.

Quand il revint dans le salon, il était pieds nus, vêtu d’une vieille robe de chambre, son automatique dans la poche. Ses cheveux étaient coupés court et peignés en brosse, plus ou moins bien. Il s’était rasé la nuque, non sans se couper, et les joues, mais il conservait une manière de moustache, guère fournie, plus exactement trois jours de poil sur la lèvre inférieure. Il avait rasé aussi une partie de ses sourcils dans l’espoir de modifier son regard, mais le résultat était simplement bizarre et propre à attirer l’attention. Il laissait derrière lui sur le carrelage l’empreinte de ses pieds humides. Il avait froid. Il trouva dans l’entrée le thermostat du chauffage et le régla sur 20 degrés.

Il explora ensuite la maison. À l’étage, dans l’armoire d’une chambre, il trouva de quoi se vêtir, une tenue de week-end pour cadre moyen, grimpant de velours côtelé, pull blanc à col roulé assez élastique pour faire place dans sa manche au pansement de gaze et d’albuplast que Buenaventura s’était confectionné en sortant du bain. Le Catalan emporta avec lui une veste de chasse à carreaux vert et bleu, aux coudes renforcés de cuir. Tous ces vêtements étaient un peu larges pour lui, et le pantalon flottait sur ses fesses. Mais il ne faut pas trop demander lorsqu’on est un assassin, un fugitif, une bête traquée.