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Buenaventura avait refait un petit somme après son coup de téléphone à Treuffais. Il en fut tiré à 3 heures de l’après-midi par la sonnerie du réveille-matin. Il s’assit dans son lit en sous-vêtements, la bouche pâteuse. Il avait fumé, bu et joué au poker jusqu’à 5 heures du matin. Il se nettoya les yeux avec ses poings. Il se mit nu, passa dans le cabinet de toilette, se lava les pieds, les aisselles et l’entrecuisse, se brossa les dents et se rasa. Il enfila ensuite un pantalon de velours et un pull à col roulé reprisé aux coudes. Revenu dans la chambre, il mit un peu d’ordre, retapa le lit, transporta les verres sales dans le lavabo et posa les litres vides contre le mur, près de la porte. Il restait un fond de Margnat dans un conteneur plastique. Buenaventura se l’envoya, eut un horrible frisson et faillit tout rendre. Il ouvrit ses volets et contempla la rue de Buci. Des étudiants chevelus papotaient aux terrasses couvertes des bistrots. Buenaventura referma la fenêtre, ramassa les cartes à jouer souillées de vin éparpillées sur la petite table pliante et les jeta dans la corbeille à papier. Penser à acheter une douzaine de jeux cachetés. Il s’assit sur son lit et fit ses comptes dans son carnet. Dans la nuit, il avait gagné cinq cent soixante-treize francs. Bien. La période de déveine semblait prendre fin. Buenaventura avait besoin d’un pardessus ou au moins d’un caban. Il commençait à faire froid.

Il rangea l’argent sur lui, le répartissant entre les différentes poches reprisées de son pantalon et de son manteau de cuir moisi et percé en de nombreux endroits. Il mit des chaussettes sales et des bottes de caoutchouc, enfila le manteau, enroula une écharpe noire autour de son cou et se coiffa d’un feutre noir fabriqué avant la Seconde Guerre mondiale à Harrisburg, Pennsylvanie. Avec sa gueule mince et pâle et ses côtelettes touffues, il avait l’air d’un brigand dans une version néoréaliste de Carmen.

Il quitta l’hôtel Longuevache et se rendit à pied chez D’Arcy qui occupait un minuscule studio-kitchenette dans un immeuble non ravalé de la rue Rollin, à côté de la Contrescarpe. Il frappa.

— Ouais ! cria l’alcoolique. C’est pas fermé !

— C’est moi, annonça prudemment Buenaventura en poussant la porte.

D’Arcy aurait pu être dans un de ses bons jours, tapi derrière le battant, son marteau à la main, prêt à cogner. Buenaventura s’avança et fut soulagé d’apercevoir l’ivrogne au fond de la pièce, allongé sur son divan, une bouteille de Mogana sur le ventre.

Le sol disparaissait sous une épaisse couche de débris alimentaires écrasés et de mégots. Dans le coin cuisine, Buenaventura avisa du café qui bouillait dans une casserole. Il s’en versa un verre, tua une fourmi sur le rebord du sucrier et se dirigea vers le téléphone.

— Je rêvais que je me faisais tailler une pipe, annonça distraitement D’Arcy.

Buenaventura ne répondit pas. Il feuilleta le répertoire posé près du téléphone et trouva l’adresse du dénommé Épaulard. D’Arcy regardait le plafond.

— Il faut, dit-il, que j’écrive à ma mère, qu’elle m’envoie de l’argent. Tu pourrais pas me prêter deux ou trois sacs ?

Buenaventura poussa un ricanement et vida son verre.

— Merci pour le café. À ce soir.

— Tu te casses ? fit D’Arcy d’un ton étonné.

Le Catalan était déjà ressorti. Il repartit à pied en direction du nord-ouest.

Boulevard Saint-Michel, il fut stoppé par un homme en pardessus bleu.

— Police. Vos papiers.

L’homme montrait sa carte de flic. Buenaventura lui aurait volontiers cogné sur la gueule, mais un petit groupe de soixante CRS casqués et armés de fusils stationnait non loin de là, près de la fontaine. Le Catalan sortit ses papiers d’étranger.

— Profession ?

— Musicien.

— Il y a marqué « étudiant », observa le flic en montrant où c’était écrit, avec son gros doigt.

— La carte date. J’étais étudiant à ce moment-là.

— Faudra me mettre ça à jour.

— Oui, monsieur.

Le flic rendit ses papiers à Buenaventura.

— Ça va.

Le Catalan poursuivit son chemin, toujours à pied. Il était loin, le temps des composteurs, où l’on voyageait gratuitement avec des tickets de bus lessivés. Marchant d’un bon pas, Buenaventura atteignait rapidement la rue Rouget-de-Lisle, à côté du jardin des Tuileries. Il pénétra dans l’immeuble où logeait Épaulard et consulta la liste des locataires affichée derrière la vitre de la loge. Il monta deux étages. Sur la porte, une plaque de cuivre neuve indiquait : André Épaulard, conseil juridique. Le battant était pourvu d’un œil magique. Buenaventura boucha l’œil magique avec son doigt et sonna. Derrière la porte, il entendit bouger.

— Qu’est-ce que c’est ? fit une voix d’homme.

— Devinez, dit Buenaventura d’un ton enjoué.

La serrure joua. La porte s’entrouvrit. Buenaventura donna un coup de pied dedans. La porte s’ouvrit grande, le quinquagénaire la reçut dans la poitrine et tomba en arrière. Buenaventura pénétra vivement dans l’appartement, claqua la porte derrière lui. Sa victime réagit beaucoup plus vite que prévu, lui empoigna la cheville et le fit tomber. Buenaventura, surpris, lança un coup de pied qui manqua son but. On lui empoigna les oreilles et on lui cogna le crâne contre le mur.

— Tu as fini, minable ?

Buenaventura regarda le quinquagénaire. Les deux adversaires arborèrent une expression de grande stupéfaction.

— Thomas ! s’exclama le Catalan.

— Carlos !

— Je ne m’appelle plus Carlos, déclara Buenaventura en se relevant.

— Ni moi Thomas, dit Épaulard. Je m’appelle André Épaulard. C’est d’ailleurs mon vrai nom.

— Buenaventura Diaz, dit le Catalan. C’est aussi mon vrai nom.

— Ça ne s’invente pas, observa Épaulard. Qu’est-ce qui t’a pris de me foutre sur la gueule ?

— Je ne savais pas que c’était toi.

— Je ne comprends pas. Viens prendre un verre. Tu m’expliqueras.

Les deux hommes longèrent le couloir et passèrent dans un bureau meublé d’une lourde table et de deux fauteuils de cuir. Il y avait contre le mur une armoire métallique kaki. Épaulard l’ouvrit et en sortit une bouteille de vodka polonaise et deux verres. Il s’assit au bureau et Buenaventura dans un fauteuil.

— Ça fait une paye, observa ce dernier.

— Depuis 62.

— Qu’est-ce que tu as foutu ?

— Alger. J’ai bossé au plan avec les pablistes.

— Con.

— Toujours anar ?

— Comme tu vois.

— Oh ! Nom de Dieu ! s’exclama soudain Épaulard. Tu serais pas des fois avec un certain D’Arcy ?

— Si.

— Sur le coup de l’ambassadeur ?

— Voilà.

— Vous êtes fondus, dit Épaulard. Et de D’Arcy, c’est le borrachon total. T’approche pas.

— Ça se discute.

— Pas avec moi. Mais explique ce que t’es venu faire et pourquoi tu m’as foutu sur la gueule, ma petite âme a soif de connaissance.

— Simple. D’Arcy devait nous amener un expert. Un certain André Épaulard. J’avais pas idée que c’était toi. Quand il a dit que son expert ne marchait pas, je suis venu lui faire une petite visite, à son expert. Pour voir à voir qu’il ouvre pas sa gueule sur nos projets.

— C’est ridicule, dit Épaulard. Quand une information est lâchée, elle est lâchée.