— Enfin, comme ça, il n’y a pas de mal, dit Buenaventura.
— Vous voulez vraiment monter sur ce coup tordu ?
— Oui.
Épaulard vida son verre et secoua la tête d’un air peiné.
— Vous êtes une belle bande de rigolos.
— On était déjà une belle bande de rigolos en 1960, dit Buenaventura. Et tu en étais.
— Ça débouchait sur quelque chose.
— Me fais pas marrer, cria le Catalan. Il te plaît, le résultat ? Il te plaît, le marxisme mahométan ?
— Ah merde, dit Épaulard. On va pas commencer les discussions théoriques.
— D’accord. Tu fais ce que tu veux. On a une réunion ce soir. Chez un nommé Treuffais. Je vais te laisser l’adresse.
— Je t’assure que c’est inutile.
— Je te la laisse quand même.
Buenaventura prit sur le bureau un bloc et un crayon et griffonna.
— Au fait, demanda-t-il, qu’est-ce que c’est que cette connerie de conseil juridique ?
— Un coup qui a foiré, dit Épaulard. On avait accroché un pigeon sur l’histoire classique de se récupérer le trésor de guerre du FLN, le pognon que Khider a étouffé. J’avais besoin d’une surface. Total, mon partenaire s’est fait repasser en Allemagne par des Turcs, l’autre semaine, et le pigeon s’est fait la malle. Je me retrouve avec le bureau payé jusqu’à la fin du mois, et une Cadillac 1956, et mes yeux pour mater.
Buenaventura ricana brièvement et se versa une autre vodka.
— En tant qu’expert, dit-il, on pourrait t’appointer.
— Avec la rançon de l’ambassadeur, j’imagine ?
— Exact.
— Vous la toucherez jamais.
— Qu’en sais-tu ? Viens ce soir.
— Non.
6
Demeuré seul, Épaulard arpenta son logement avec angoisse. Le bureau à un bout du couloir. À l’autre bout, la chambre, qui contenait un lit, une chaise, une petite table et une grande armoire. Sur la table, un gros dictionnaire juridique destiné aux pères de famille, les Écrits intimes de Roger Vailland et quelques romans policiers d’occasion, tout esquintés. Dans l’armoire, deux slips, une paire de draps, six paires de chaussettes de fil, deux cravates unies, deux chemises en nylon et un pardessus en poil de chameau vieux de dix ans. Dans les poches du pardessus, d’un côté une boîte de munitions Mauser calibre 30, de l’autre un automatique chinois Type 31. Quant à l’imper mastic, il était sur la chaise.
Épaulard passa dans le cabinet de toilette et examina son visage, dans lequel la porte avait cogné lors de l’irruption de Buenaventura. Le quinquagénaire avait une meurtrissure rose sur le côté gauche de la bouche et ses lèvres commençaient à enfler. Il hocha la tête. Il se regarde. Il éprouve l’impression pénible et familière d’avoir raté sa vie. Il se la rappelle. Il naît aux Antilles dans les années vingt. Au début de la Seconde Guerre mondiale, il est orphelin, sans argent, mais il possède un bateau, avec lequel il passe en Amérique du Sud. Le blocus de la Norvège entraîne une pénurie d’huile de foie de morue sur le marché mondial. Épaulard pêche le requin et fait fortune grâce à l’huile de foie de requin. Quelques mois plus tard, il est en France et il est amoureux. C’est par amour qu’il entre dans la Résistance. FTPF, Épaulard perd son unité au cours d’un violent combat dans le Dauphiné, au printemps 1944. À ce moment, il n’est plus amoureux. Ayant perdu ses contacts, il en noue d’autres, avec des éléments gaullistes et se retrouve dans le Vercors.
Après la destruction du Vercors, Épaulard qui a échappé au massacre éprouve une haine vive à l’égard de la bourgeoisie et des gaullistes. Il est un homme seul. Il devient tueur. Dans les années 1945 à 1947, il tue cinq ou six personnes, par conviction et contre de l’argent. Réussissant par chance et par astuce à demeurer inconnu de ses clients comme des polices de France, il parviendra à appartenir au PCF. Grèves dans le Nord. Épaulard sabote les voies de chemin de fer où arrivent les blindés et les troupes de la répression. Il a un goût de cendre dans la bouche. Il décide de tuer Jules Moch. Il y renonce. Il est déboussolé. Il exploite une petite imprimerie dans la banlieue parisienne. Il ne paie plus ses cotisations au Parti.
À partir de 1957, il imprime toutes sortes de bulletins clandestins rédigés par des fractions oppositionnelles du PCF. Bientôt, il travaillera pour la fédération de France du FLN algérien. Il rencontre Buenaventura, qui se fait appeler Carlos. Il rencontre D’Arcy, qui est déjà un alcoolique. Il quitte la France en 1962 et travaille à Alger, au plan, avec les pablistes. Il s’en va d’Algérie après la chute de Ben Bella. Il séjourne brièvement en Guinée. On le retrouve à Cuba, travaillant sous Enrique Lister. Épaulard, à ce moment, est corrompu. Déjà, en Algérie, il s’est fait de l’argent dans le trafic des biens vacants. À Cuba, il se livre au marché noir. Il est limogé. Il circule en Amérique du Sud. On perd sa trace. Le voilà de retour en France. Il avait sorti le pistolet chinois de son pardessus et il en pressait le canon contre son cou. Il avait le doigt sur la détente.
— Autant se flinguer tout de suite, déclara-t-il à son miroir.
Il soupira et ne se flingua pas. Il rangea le pistolet, reproduction du Tokarev russe. Il regarda sa montre. Il était 17 heures exactement. Épaulard décida qu’il irait à cette réunion, ce soir.
— Eh merde, quoi ! dit-il à son miroir.
7
— L’emploi du temps de l’ambassadeur des États-Unis, déclara Buenaventura, est assez irrégulier.
Il déploya un plan de Paris sur la table et, pour lui faire place, Meyer, Treuffais et D’Arcy déplacèrent les petites bouteilles de bière qui venaient d’être débouchées. Quant à Épaulard, il restait debout, sa Kronenbourg à la main, tournant lentement autour de la table, l’autre main derrière le dos, le menton enfoncé dans le cou, le filtre de sa Française presque écrasé entre ses lèvres plates. De temps en temps, un des assistants lui jetait un coup d’œil furtif.
— Poindexter est épiscopalien, précisa le rapporteur, et il assiste au service de huit heures, tous les dimanches, à la cathédrale de l’avenue George-V. Il ne couche jamais dans ses appartements de fonction à l’ambassade, il rentre dans sa résidence, pas loin de la cinémathèque Chaillot, tous les soirs mais à des heures variables. Ça va de 23 heures à 4 heures du matin. Il se rend irrégulièrement à l’hôpital américain de Neuilly. Trois fois, depuis deux mois que nous l’observons.
En parlant, le Catalan pointait sur le plan les endroits fréquentés par le diplomate. Il en cita quelques autres, mais l’ambassadeur ne s’y rendait qu’occasionnellement.
— Toutefois, ajouta Buenaventura, il y a une chose pour laquelle il est réglé comme une bombe. Chaque semaine, le vendredi, il passe la soirée dans un club, à l’angle de l’avenue Kléber et de la rue Robert-Soulat.
— Voulez-vous me répéter ça ? fit Épaulard en s’immobilisant.
Buenaventura se demanda pourquoi l’ex-FTP le voussoyait. Il répéta.
— L’ambassadeur Poindexter passe chaque semaine la soirée du vendredi dans un club privé, à l’angle de l’avenue Kléber et de la rue Robert-Soulat.
— C’est un bordel, déclara Épaulard.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Une maison de rendez-vous. Une des meilleures de Paris, dans le genre propre et coûteux.
— Crotte, ricana D’Arcy. Encore une brèche dans les conquêtes du Front populaire.
— C’est le claque le plus proche de la présidence de la République, précisa Épaulard. Protégé par la police, bien entendu, et encadré à fond quand un chef d’État africain se pointe à Paris.