— La différence, dit Buenaventura, c’est qu’Épaulard est ici avec nous parce qu’il ne croit plus à la révolution, tandis que nous sommes ici avec lui parce que nous y croyons. Épaulard agit par désespoir.
— Tu vas la fermer, ta grande gueule de petit con ? demanda l’ancien FTP mais il se marrait.
— 10 h 45, dit Treuffais.
Ils vidèrent leur verre. Épaulard paya. Ils sortirent de la brasserie, rejoignirent par les ruelles la 2 CV, montèrent à bord. Se penchant par-dessus le dossier de la banquette arrière, Treuffais saisit dans le coffre trois blouses blanches. On enleva les impers, le manteau de cuir moisi, on enfila les blouses, on sortit de la voiture. Treuffais tenait à la main une serviette de cuir noir d’aspect cossu, qui contenait quatre lingots de plomb. Les trois hommes reprirent de petites rues pour déboucher de nouveau boulevard Saint-Marcel, à peu près en face du centre de dépistage de la tuberculose. Sur l’autre trottoir, un groupe de policiers en uniforme achevait de pénétrer dans le bâtiment. D’autres en sortaient.
— 11 heures pile, dit Épaulard. Ne vous pressez pas. Laissons-leur le temps de monter se déloquer.
Personne n’arrêta les trois hommes à l’entrée du dispensaire ni dans le hall. Ils avaient l’air de savoir où ils allaient, et d’ailleurs ils le savaient, et ils avaient l’air professionnel. Ils semblaient fort absorbés par une conversation technique et amusante.
— … vitesse de sédimentation, disait Épaulard à la cantonade, et vous ne devinerez jamais ce qu’on a trouvé…
Ils croisèrent deux autres personnes en blouse, une petite femme rousse et un type brun, qui ne leur prêtèrent pas attention.
Les trois hommes accédèrent à un palier, obliquèrent sans hésiter, franchirent une double porte. Une pièce longue comme un hall de gare s’étendait devant eux, avec des fenêtres sur la gauche et, sur la droite, les portes des cabines de déshabillage. Par ces portes, les policiers s’étaient engouffrés. Dans les cabines, ils s’étaient déshabillés ou bien ils achevaient de le faire, on entendait encore des murmures d’étoffe, des cliquetis de ceinturons, des soupirs d’homme gras, un pet occasionnel. Une fois en caleçon, l’occupant de la cabine sortait de celle-ci par une porte opposée à la porte d’entrée, et subissait la visite médicale. Pendant ce temps, la cabine demeurait vide, fermée du côté du hall par un loquet à bascule. Les vêtements du policier, son ceinturon, son arme, reposaient sur un tabouret dans la pénombre, ou pendaient à une patère.
Il y eut des bruits à l’intérieur de la première cabine, un battant claqua. Épaulard sortit de sa poche intérieure une petite lame de scie rigide, l’inséra entre la porte extérieure de la cabine et le chambranle, releva le loquet à bascule, ouvrit la porte. La cabine était vide, sauf les vêtements d’uniforme, le ceinturon, l’arme. Treuffais ouvrit sa serviette et tendit un lingot de plomb à Épaulard. Ce dernier ferma la porte sur lui. Treuffais et Buenaventura s’avancèrent vers les cabines suivantes. À l’intérieur de la première cabine, Épaulard ouvrit l’étui contenant le pistolet automatique du flic, en retira le Manurhin (licence Walther) qu’il empocha, plaça le lingot de plomb dans l’étui, reboucla l’étui. Avec ce poids familier à la ceinture, le policier mettrait sans doute un moment à constater la disparition de son pistolet, voire ne la constaterait qu’à la fin de son service. Épaulard ressortit de la cabine, prenant soin avant de fermer de rabattre à demi le loquet, de le maintenir ainsi avec sa lame, ôtant ensuite la lame de sorte que le loquet retombait.
Dans la cabine suivante, Buenaventura opérait de façon exactement identique.
En ouvrant la troisième cabine, Treuffais se trouva en face d’un policier rougeaud, vêtu d’un caleçon et d’une seule chaussette, l’autre chaussette à la main, qui le regarda d’un air interloqué.
— Excusez-moi, je cherche le docteur Moreau, affirma Treuffais en souriant et il referma aussitôt, s’éloigna, dépassa quatre portes, il pouvait voir Épaulard, au bout de la rangée, qui pénétrait de nouveau dans un déshabilloir ; Treuffais suait à grosses gouttes, il essaya une nouvelle porte. Il n’y avait personne derrière. Le jeune homme s’empara d’un pistolet, ressortit. Épaulard revenait à grands pas, Buenaventura venait de sortir, les trois hommes se regroupèrent.
— J’en ai un, chuchota Treuffais.
— Un aussi, dit le Catalan.
— Ça fait quatre, ça va, dit Épaulard et il se hâta vers la sortie, on se retrouve dans la rue.
Treuffais était baigné de sueur, il regarda sa montre, 11 h 6.
— Pfou ! fit-il.
— Vivement à la voiture, vivement, répéta Épaulard.
Des flics rôdaient sur le trottoir du boulevard. Les deux anarchistes et Épaulard traversèrent.
— Du billard, dit Buenaventura. Tant qu’on y était, on aurait aussi bien pu leur prendre leurs munitions.
— Les munitions, ce ne sera pas un problème, dit Épaulard.
Il mena le train jusqu’à la rue des Plantes, où était garée la Cadillac. Tout en marchant, ils ôtèrent les blouses et les plièrent. Ils montèrent dans la voiture blanche, rangèrent les blouses pliées, qui contenaient les armes, sous les sièges avant.
— On te dépose à ta 2 CV, dit Buenaventura à son copain. Nous autres, on va bouffer à Couzy, Épaulard va examiner la planque, on n’aurait pas le temps de te ramener pour 14 heures.
— Ça n’a pas d’importance, dit Treuffais, je viens de perdre mon emploi. Je ne retourne pas au Cours.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Rien de notable, mais je vais être à court d’argent.
— C’est embêtant.
— Qu’importe, dit Treuffais d’une voix froide. Après cette opération, nous serons tous riches, n’est-ce pas ?
Le Catalan lui jeta un regard surpris.
— On réglera ça plus tard, dit Épaulard qui s’impatientait et démarra.
— Bon, dit Buenaventura. En attendant, alors, tu viens avec nous à Couzy ?
— Réflexion faite, non. Posez-moi à ma 2 CV.
La Cadillac virait dans les rues étroites, plus ou moins aisément. Elle s’arrêta un instant près de la voiture de Treuffais. Le prof de philo sauta à terre, claqua la portière de la Cadillac, fit au revoir de la main. La Cadillac s’éloigna.
— Il est bizarre, ton pote, dit Épaulard.
— Il a l’âme agitée, dit Buenaventura. Il se pose des questions.
Le Catalan ricana.
Treuffais était monté dans sa 2 CV, il démarra et se dirigea vers chez lui. Comme un feu rouge de la rue d’Alésia passait au vert, le jeune homme accéléra trop brutalement et le ressort de rappel de la pédale d’accélération cassa. L’accélérateur s’enfonça complètement sous le pied de Treuffais. En première, la 2 CV franchit l’intersection en rugissant. Treuffais débraya. Le moteur tournait à toute vitesse, l’accélérateur demeurait enfoncé. Treuffais dirigea l’auto vers un passage clouté, coupa le contact, le véhicule s’arrêta en heurtant légèrement le trottoir. Le jeune homme descendit, ouvrit le capot, constata le dégât. Il y avait une librairie-papeterie à cinquante mètres de là. Treuffais s’y rendit. Un panneau de bois conseillait : Faites Comme Tout le Monde, Lisez France-Soir. Treuffais se racla la gorge et expédia un glaviot sur le quotidien. Il entra dans la boutique, acheta un bracelet de caoutchouc pour classeur, revint à sa voiture et se servit de l’élastique large et épais pour remplacer le ressort brisé. Il repartit. La 2 CV marchait aussi bien qu’avant, seulement son accélérateur était devenu très mou. Treuffais rejoignit son quartier, tourna un moment sans trouver de place dans les rues encombrées, finit par se garer rue des Morillons.