Je dus céder; mais, au bout de deux minutes le père Girot en eut assez, et j'avais hâte de me retirer, car je pensais:
– Ils disent que mon grand-oncle serait content. Ils ne savent pas qu'il est mort de chagrin de ne rien comprendre à ce qui les réjouit.
Je m'en allai chez nous et je me mis à deux genoux auprès de la couche de mon grand-oncle, qui était toujours là, avec ses vieux rideaux de serge jaune fermés depuis qu'on l'en avait sorti pour la dernière fois. J'avais l'esprit tout à l'envers. Je craignais de mal faire en acceptant un bien qu'il n'eût jamais pu acquérir et qu'il n'eût peut-être jamais voulu recevoir. Et d'un autre côté, je me disais:
– Le petit frère en sait plus long qu'il n'en savait, et il dit que le devoir de la pauvreté est de sortir de la misère pour plaire à Dieu qui aime le travail et le bon courage.
Après avoir ruminé mes idées du mieux que je pus, il me sembla que je devais accepter ce qui m'était donné de si bon cœur et de si chaude amitié. Je me rappelai aussi que cette acquisition était un essai que l'on voulait faire, et que je n'avais pas le droit de m'y refuser. Alors, mon parti était pris, je regardai pour la première fois cette masure avec des yeux étonnés. Elle était très ancienne et encore solide. La cheminée rentrait dans le mur, en arcade pointue, avec des bancs de pierre dans le renfoncement. Les solives étaient toutes noires et le plancher mal joint laissait tomber la neige et la pluie en beaucoup d'endroits. C'était la faute à mes cousins qui, avec quelques planches de plus et bien peu de travail, auraient empêché cela. Leur grand-père le leur avait souvent commandé, mais ils étaient de ceux qui parlent beaucoup d'être mieux, sans faire ce qu'il faut pour être seulement moins mal. Je pensais que j'avais le droit, puisque j'allais leur prêter ma maison, d'exiger qu'ils y fissent les réparations nécessaires à leur santé.
Ma maison! je me répétais ce mot tout en songeant, car c'était vraiment comme un rêve. On avait dit, en se cotisant pour me la donner, qu'avec le jardin, il y en avait bien pour cent bons francs. Cent francs! cela me paraissait énorme. J'étais donc riche? Je fis deux ou trois fois en une minute le tour du jardin. Je regardai la bergerie de Rosette; elle m'avait donné un agneau au printemps; il était déjà fort et très beau, je l'avais si bien soigné! En le vendant, j'aurais le moyen de faire une vraie bâtisse à côté de celle que mon grand-oncle avait construite lui-même et que je voulais garder en respect de lui. J'aurais aussi le moyen d'avoir deux ou trois poules, et qui sait si plus tard, en achetant un petit chevreau, je ne l'amènerais pas à être une bonne chèvre? – Je recommençais, sans m'en douter, la fable de Perrette et de son pot de lait, mais je n'étais pas fille à le répandre pour le plaisir de sauter, et mes rêves devaient me conduire bien plus loin que je ne pensais.
VI
Pourtant, au milieu du contentement qui me gagnait, le souci me gagna aussi, et, comme j'étais assise toute recueillie au bord de ma haie d'épines et de noisetiers, le petit frère arriva pour me demander si j'étais mécontente de ce qu'il avait fait pour moi, et d'où venait que je semblais bouder des personnes qui me voulaient rendre heureuse.
– Penses-tu donc, me dit-il, comme ce pauvre père Jean qui regrettait son servage et sa misère?
– Non, répondis-je. Peut-être que, s'il eût vécu jusqu'à aujourd'hui, il aurait compris ce que tout le monde commence à comprendre; mais je vous dirai la chose comme elle me vient dans l'esprit. Je suis contente d'une manière et fâchée de l'autre. Je vois ce qu'il y aurait à faire pour entretenir et conserver ce bien, et je sais que mes cousins ne m'y aideront guère. Ils n'auront point d'attache pour ce qui n'est point à eux. Ils me jalouseront peut-être. Ils ont coutume de me railler parce que je prends plus de soin d'eux qu'eux-mêmes. Vous savez bien qu'ils sont un peu sauvages, qu'ils ne tiennent pas à être autrement, qu'ils dégradent plutôt que de réparer et qu'ils se trouvent toujours assez bien après un jour passé, pourvu qu'on ne parle pas du jour à venir. Eh bien, peut-être qu'ils ont raison et que je vais me donner beaucoup de peine dont ils ne me sauront point de gré. Je suis si jeune! est-il possible qu'à mon âge je puisse gouverner un bien qui vaut cent francs? Ils vont me taquiner. Qu'est-ce que vous me conseillez, vous qui peut-être penserez comme eux?
– Je ne pense plus comme eux, répondit-il, nous pensions, eux et moi, que plus on s'inquiète d'être mieux, plus mal on se trouve, et, pour mon compte, j'avais résolu de vivre au jour le jour sans m'occuper du lendemain. Mais, depuis l'an passé, j'ai bien changé, Nanon. J'ai réfléchi en écoutant ce que disaient les moines. Ils ne m'ont appris ni latin ni grec; mais ils m'ont laissé voir leur mauvaise volonté pour le bonheur de ces pauvres dont ils se disent les pères et les tuteurs. En les voyant rire de l'épargne et du travail, encourager la fainéantise et dire que cela ne peut pas changer, j'ai résolu de me changer moi-même et j'ai rougi d'être un fainéant. J'ai travaillé, oui, petite, j'ai beaucoup appris tout seul, tout en courant les halliers et les bruyères. Il faut bien que j'agite mon corps et que je remue mes jambes. Songe donc! je n'ai que dix-huit ans, je suis maigre comme une chèvre, et, comme une chèvre, j'ai besoin de courir et de sauter. Mais je pense malgré tout; je suis souvent seul quand les autres travaillent et tu ne me vois plus courir avec les petits enfants plutôt que d'être sans compagnie. Tu vois aussi que, quand je veux parler, je viens à bout maintenant de dire quelque chose: c'est que j'ai quelque chose dans la tête. Je ne sais pas bien encore ce que c'est, mais mon cœur me dit que ce sera quelque chose de bon et d'humain, car je déteste ceux qui veulent le mal. Le jour où j'ai compris que je n'étais plus moine, j'ai changé autant que Rosette changerait si, au lieu de bêler, elle se mettait à causer avec toi.
– Comment, lui dis-je, vous prétendez que vous n'êtes plus moine? Vos parents ont donc changé d'idée?
– Je n'en sais rien, je n'entends pas plus parler d'eux que s'ils me croyaient mort. Mais je sais une chose, c'est qu'ils sont très fiers et ne me laisseront pas recevoir de l'État l'aumône dont les ordres vont vivre. Quand ce sera bien décidé et bien réglé, ils ne souffriront pas qu'un gentilhomme qui aurait mis son apport dans une communauté, soit réduit à des secours personnels. D'ailleurs, on va faire, si on n'a déjà fait, – car je ne sais pas tout ce qui se passe, – une loi qui n'autorisera plus le renouvellement des communautés. On laissera mourir les vieux religieux en leur assurant du pain, et on ne permettra plus que des jeunes gens s'engagent par des vœux éternels. Je ne serai donc pas moine, et j'en ai tant de joie qu'il me semble que je commence à exister. Tu as cru que j'en prenais mon parti… et, au fait, tu as eu raison, je le prenais comme une âme désespérée qui, par fierté, se garde d'une résistance impossible. Je ne le prendrais plus, à présent que j'ai respiré, comme on dit, dans ces temps nouveaux, le souffle de la liberté!
– Mais que ferez-vous, mon petit frère, si vos parents ne vous donnent rien de leurs biens?
– S'ils me laissaient mourir de faim, ce que je ne suppose pas, je me ferais paysan, ce qui ne me serait pas difficile. Je sais me servir d'une cognée et d'un hoyau tout comme un autre. Il me semble très aisé de vivre à ma guise, à présent que le monde m'est ouvert. Je ne me tourmente pas du tout de mon sort. Au besoin, je me ferais soldat, j'ai de l'espérance et de la gaieté plein le cœur. On me laisse ici, j'y reste sans ennui et sans impatience, à présent que j'y ai des amis et que personne ne me méprise plus. Tu vois que tu n'as plus à t'inquiéter de moi. Songe plutôt à toi-même, ne te décourage pas des ennuis que tu auras pour gouverner ton petit bien. Le paysan d'aujourd'hui, vois-tu, est entre deux choses bien différentes: le passé, où beaucoup aimaient mieux souffrir que de s'aider; l'avenir, où, en s'aidant, il ne souffrira plus. Tu as toujours eu l'idée du courage, puisque c'est toi la première qui me l'a donnée. Conserve-la, c'est la bonne, et, s'il faut doubler ta volonté, double-la plutôt que de retourner dans l'état d'âme malade et abrutie où le servage tient ceux qui l'acceptent.