Выбрать главу

Ils prirent la patache et s'en allèrent à Tulle. Ils trouvèrent en effet la pauvre petite Louise chez une vieille furie qui la privait de tout et la frappait quand elle se mettait en révolte. Elle raconta toutes ses peines à son frère et les voisins assurèrent qu'elle ne disait que la vérité. Si la vieille recevait une pension pour elle, elle la gardait et lui faisait manger des écorces de châtaigne et porter des guenilles.

Émilien fut si indigné et si désolé, que, sans voir la vieille et sans consulter personne, il prit sa sœur et s'en alla tout droit au moutier avec le vieux Dumont qui avait quelque argent et ne voulait point quitter ces pauvres enfants abandonnés.

Pour en finir avec l'aventure de cet enlèvement, je dirai ici tout ce qui s'y rapporte. Le marquis de Franqueville n'avait point de proches parents dans le pays. La coutume de la famille étant de supprimer, au moyen des vœux, tous les cadets et toutes les filles au profit des aînés, elle se trouvait isolée et n'avait sous la main personne à qui elle pût confier la gouverne de Louise et d'Émilien. Gravement menacée dans son château, elle était brusquement partie, donnant à l'intendant et à la nourrice des ordres pour que la petite fût vitement mise au couvent. L'intendant avait trouvé plus économique de la mettre où l'on sait, et il avait une correspondance avec le marquis où il lui présentait les choses comme il l'entendait. Sans doute Émilien n'ayant aucun droit de reprendre sa sœur eût dû consulter M. Costejoux, qui était grand légiste et qui lui eût peut-être donné le conseil de la conduire chez quelque dame alliée ou amie de sa famille; mais la chose était faite, il ne put la désapprouver, car ces deux mineurs se trouvaient, disait-il, dans une position singulière, sans parents et comme orphelins, sans tuteurs et comme émancipés par la force des choses. Il blâma beaucoup l'intendant; mais, après tout, il n'avait aucun pouvoir pour lui faire rendre gorge. On était, à bien des égards, sans législation arrêtée. Il conseilla à Émilien d'attendre, et de ne pas retourner à Franqueville, où sa présence amènerait malgré lui de grands désordres. La vieille parente de l'intendant n'avait aucun droit de réclamer la petite Franqueville, Émilien en avait de meilleurs pour la garder. Il s'agissait seulement d'obliger l'intendant à fournir quelques fonds pour leur subsistance. M. Costejoux écrivit à Coblentz où étaient les Franqueville, mais ne reçut pas de réponse, sans doute parce que ses lettres ne furent pas reçues. Alors, craignant de faire quelque scandale dans un temps où la moindre chose amenait des effets qu'on n'avait pu prévoir, il envoya à Émilien une somme de cinq cents livres qu'il prit dans sa propre bourse, mais en lui disant, pour ne pas l'humilier, que cela venait de l'intendant de Franqueville, qui avait enfin compris son devoir.

La chose fut démentie par l'intendant lui-même, qui eut peur et envoya le double, en chargeant son commissionnaire de dire qu'Émilien ayant été reconnu par les gens du village, il lui faisait excuse et lui fournissait les moyens de placer convenablement sa sœur, offrant même de lui envoyer sa nourrice, qui consentait à aller la voir où elle serait; mais Louise nous dit que cette nourrice était fort coureuse d'amusements et s'occupait fort peu d'elle. On donna quittance de la somme et on refusa la nourrice. Émilien retourna à Limoges pour remercier M. Costejoux et lui restituer son argent. L'avocat admirait beaucoup la raison, le cœur, le désintéressement du jeune homme. Il le pria vivement d'installer sa sœur au moutier, d'y vivre à sa guise, de n'y faire que le travail qui l'amuserait et de se croire parfaitement acquitté envers lui par la surveillance qu'il y exerçait dans un moment où toutes choses allaient à l'abandon.

IX

Nous voilà donc une bande d'amis installés au moutier: le bon prieur, Émilien, la petite Louise, le vieux Dumont et moi, car Émilien me pria de servir de gouvernante et de compagne à sa sœur, en même temps que je m'occuperais du ménage avec la Mariotte. Mes deux cousins furent employés comme ouvriers à demeure pour travailler les terres. Cela faisait bien du monde à vivre sur ce pauvre bien si longtemps négligé et d'un mince rapport; mais, sauf les deux ouvriers et la Mariotte, qui étaient payés à la journée, nous étions tous résolus à donner nos soins et notre travail pour rien et nous sûmes mettre tant d'économie dans le ménage, que le propriétaire s'en trouva bien et n'eut pas de plus grand désir que de nous garder. Celui qui en faisait le moins, c'était le prieur qui devenait de plus en plus asthmatique; mais, sans lui pourtant, rien n'eût marché, – car il fallait une autorité sur le jeune monde et lui seul avait l'habitude de commander. Comme nous avions tous un peu d'argent par devers nous, nous ne voulûmes point recevoir d'avances de M. Costejoux. Le prieur avait à toucher une petite somme que sa famille lui offrait, à condition qu'on ne reviendrait pas sur les partages. Il envoya Dumont dans son pays de Guéret et parut content de ce qu'il lui rapporta.

Toutes choses ainsi réglées, nous eûmes l'innocent égoïsme de goûter, au milieu de ces temps qui devenaient de plus en plus malheureux et menaçants pour la France, un bonheur extraordinaire. Il faut dire, pour nous justifier, que nous ne savions presque plus rien de ce qui se passait et que nous commençâmes bien vite à n'y plus rien comprendre. Tant que la communauté avait existé, on y avait reçu des gazettes, des ordres du district, des avis du haut clergé. On n'envoyait plus rien au prieur, le clergé l'abandonnait et le blâmait d'avoir pactisé avec l'ennemi en acceptant l'hospitalité et la confiance de l'acquéreur. Les paysans, ivres de joie d'avoir acheté des terres, ne songeaient plus qu'à entourer d'épines et de pierres leurs précieux petits lopins. On travaillait avec une ardeur qu'on n'avait jamais eue et, comme on se querellait souvent sur les bornages des acquisitions, on ne songeait plus à se disputer sur la religion et la politique. Même on était devenu plus religieux que du temps des moines. Le moutier n'étant plus église paroissiale, on n'y disait plus la messe; mais, sur la demande des habitants, le prieur faisait sonner l'angélus matin et soir et à midi. Il y avait longtemps qu'on ne disait plus la prière, mais il n'y a rien que le paysan aime mieux que le son de sa cloche. Elle lui marque la fin et le commencement de sa journée et lui annonce, au milieu du jour, l'heure de son repas qui est aussi une heure de repos. Plus tard, quand les cloches du moutier furent réquisitionnées pour servir à faire des canons, il y eut une grande consternation. Une paroisse sans cloches, disait-on, «est une paroisse morte». Et je pensais comme les autres.

Mais, avant d'arriver à ces temps malheureux où tant de choses surprenantes m'arrivèrent, je veux dire comme nous étions tranquilles, imprévoyants et comme isolés du monde entier, dans notre pauvre Valcreux et dans notre vieux moutier.

Émilien était si modeste en ses goûts, qu'il se croyait riche pour toute sa vie avec ses mille francs. Il les avait confiés à M. Costejoux, qui lui promettait de les faire bien valoir, ce dont Émilien ne prenait aucun souci, car il n'a jamais rien entendu aux affaires; mais il était bien aise que l'acquéreur qui lui avait témoigné tant de confiance fût nanti de son petit avoir. Il n'avait d'autre soin en l'esprit que de rendre sa petite sœur heureuse, en attendant que leur famille pût s'occuper de leur sort. Il ne voulait rien lui refuser. Il était si fier et si content de l'avoir sauvée! c'était encore mieux que d'avoir délivré du cachot le père Fructueux. Il n'avait pas de sujet d'inquiétudes, sentant dans M. Costejoux un ami véritable qui ne l'abandonnerait point et pour lequel il travaillait de sa tête comme un commis, et de ses bras comme un ouvrier. Il avait pris un peu d'autorité sur le prieur, qui était aussi colère qu'il était bon et qui, ne pouvant plus crier et gourmander, à cause de son asthme, enrageait d'autant plus pour la moindre vétille. Émilien le raisonnait et m'appelait à son aide, car le pauvre prieur m'écoutait plus volontiers encore et ne se fâchait plus dès que je lui avais promis de faire aller les choses et les gens comme il le voulait. La petite Louise revenait à la santé après avoir été d'abord bien chétive. La Mariotte travaillait comme deux, et mes cousins comme quatre, à cause de la bonne nourriture que nous leur faisions sans rien gaspiller; le vieux Dumont, qui était encore leste, faisait les courses et commissions et n'entendait pas mal le jardinage. Mais il faut dire que cet homme, le meilleur et le plus désintéressé du monde, avait un défaut. Il buvait le dimanche et rentrait toujours ivre ce soir-là; – il ne dépensait que son propre argent et n'était pas méchant dans le vin. Le prieur le sermonnait et, tous les lundis, il jurait de ne pas recommencer.