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Cette peur me rendit si faible et si malade, que je me la reprochai et résolus de la surmonter. Est-ce que je n'étais pas destinée à mourir comme cela, moi qui voulais sauver une des victimes? Si j'échouais, c'était l'échafaud pour nous deux. Eh bien, il fallait jouer le tout pour le tout, et se sentir comme Émilien préparé à tout.

Je le revis le lendemain, et il put me faire un signe pour me montrer un pigeon qui volait de la tour sur le toit de ma maison. C'était un des pigeons du geôlier, et ces oiseaux allaient souvent sur la tour manger les restes de pain que les prisonniers s'amusaient à leur donner. J'avais bien souvent songé à leur confier un billet, je n'avais pas osé. Je devinai ce qu'avait fait Émilien. Je courus m'emparer de ce bon pigeon blanc et jaune qui rentrait dans son nid, et je lus sur un morceau de linge ceci écrit au crayon:

«Au nom du ciel allez-vous-en! je n'ai besoin de rien; je suis résigné. Votre danger trouble seul mon repos.»

– Puisque nous lui faisons de la peine, dis-je à Dumont, ne nous montrons plus à lui, il nous croira partis; mais agissons. Il n'y a plus à hésiter. On va faire mourir tous les prisonniers!

– Ce n'est pas sûr, répondit-il. On en a mis quelques-uns en liberté. Ne nous désolons pas, mais préparons tout. Sache, mon petit Lucas, que j'ai suivi ton conseil et que j'ai très bien réussi. J'ai si bien joué la comédie, que le père Mouton (c'était le geôlier) m'a pris en amitié et je commence demain mon service dans la prison.

– Comment cela est-il possible?

– Tu ne sais pas que le père Mouton n'est guère plus geôlier que toi et moi. Il est nouveau dans sa fonction, parce que, toutes les prisons étant pleines à la fois, il a fallu choisir de nouveaux employés. Il y a des hommes de garde qui ne sont ni militaires ni fonctionnaires. Ce sont des gens de la ville qui ont leurs fils volontaires et que l'on récompense en leur donnant la garde des prisons, à raison de deux francs par jour, à la charge de ceux des prisonniers qui ont du bien dans le pays. Tu vois que c'est recherché; mais, comme ils sont tous ouvriers, ils n'entendent rien à leur emploi et ils sont très paresseux pour le remplir. Le père Mouton est tout seul chargé, avec sa femme, du balayage, de la cuisine, de l'entretien des prisonniers. Il aimerait mieux passer son temps à trinquer avec les gardiens, il se plaint de la fatigue. J'ai offert de me charger du gros ouvrage, et, comme il ne fallait pas avoir l'air de faire cela pour mon plaisir, j'ai débattu mon prix. Il me rabattra quelque chose sur notre loyer et nous pénétrerons dans la prison. Je dis nous, parce que je t'ai fait admettre aussi, comme un innocent qui m'aidera au besoin sans prendre aucun intérêt aux prisonniers. Seulement, on demande ton certificat de civisme et il est fait au nom de Nanette Surgeon. Est-ce que tu ne pourrais pas t'en fabriquer un au nom de Lucas Dumont?

– J'y ai pensé, répondis-je, il est fait, le voilà.

J'avais passé plusieurs soirées à imiter l'écriture de M. Costejoux avec assez d'adresse pour qu'il fût impossible de s'en apercevoir. Ces certificats étaient la plupart du temps écrits sur papier libre; le mien était bon, le père Mouton le prit, le regarda à l'envers et me le rendit, il ne savait pas lire. Cela me donna l'idée d'en fabriquer un autre à tout événement pour Émilien, et, pour ne pas compromettre M. Costejoux, je le signai Pamphile. Cette idée me vint en retrouvant un bout d'écriture de cet ancien moine, sur un papier que j'avais ramassé au moutier et dans lequel j'avais enveloppé quelques objets. Sa signature s'y trouvait. Je la copiai fidèlement et sans scrupule.

XV

D'abord j'entrai peu à la prison et j'y jouai le personnage d'un timide et d'un maladroit. Je vis bientôt que Mouton m'eût souhaité plus actif et plus utile. Je m'enhardis, j'eus sa confiance, je pus entrer enfin dans la chambre où était Émilien. C'était un galetas tout nu, avec deux paillasses et deux escabeaux. Il était là avec le vieux monsieur dont j'ai parlé. Deux autres lits de paille étaient vides: c'étaient ceux des malheureux jeunes gens qu'on avait fait mourir quelques jours auparavant.

En me voyant entrer, Émilien hésita un instant; mais, comme je me jetais à son cou, il n'y put tenir et me tint longtemps serrée sur sa poitrine en sanglotant.

– Voilà mon ange gardien, dit-il au vieux monsieur; c'est mon amie d'enfance, c'est ma sœur devant Dieu. Elle veut me sauver, elle n'y réussira pas…

– J'y réussirai, répondis-je; le plus difficile est fait. Je vous apporterai une corde et vous descendrez sur le toit de mon grenier. Dumont nous aidera. Ne parlez pas de nous renvoyer. Nous sommes décidés à mourir avec vous, et dès lors nous pouvons tout risquer.

– Et ma pauvre sœur, et nos autres amis, et Costejoux, et le prieur! ils payeront donc pour nous?

– Non, personne à Valcreux ne trahira votre sœur. Le prieur est assermenté. Mariotte m'a juré de les bien cacher si on les persécute, et bien d'autres amis dévoués l'aideront. Costejoux veut que vous vous échappiez, puisqu'il m'en a fourni les moyens; il sait bien que vous êtes innocent, il vous aime toujours!

Le vieillard nous laissait causer, il ne disait rien, il avait même l'air de ne pas nous entendre. Je demandai du regard à Émilien s'il avait toute confiance en lui. Il me dit à demi-voix:

– Comme en Dieu! Ah! si tu pouvais le sauver aussi!

– N'y songez pas, dit le vieillard, qui entendait fort bien. Je ne veux pas être sauvé.

Et s'adressant à moi:

– Je suis prêtre et j'ai refusé le serment. On m'a interrogé hier, je n'ai pas voulu mentir, bien que l'interrogatoire fût très bienveillant et qu'on désirât m'épargner. Je leur ai répondu que j'étais las de me cacher et de dissimuler. J'en ai assez de la vie, je me serais tué moi-même si ma religion me l'eût permis. La guillotine me rendra ce service; je n'ai pas trahi mon devoir, je suis prêt à paraître devant Dieu; mais je vous engage, vous qui êtes jeune et qui aimez quand même la Révolution, ajouta-t-il en parlant à Émilien, à faire une tentative pour vous sauver; l'évasion me paraît possible, presque facile. Ce qui est plus malaisé, c'est de trouver un refuge.

– J'en ai un, répondis-je. Je sais qu'on est traqué comme dès bêtes fauves et qu'on ne peut se fier à personne, tant la peur ou la colère ont changé le cœur des hommes. Nous irons dans un désert, et, si vous vous sentez la force de descendre par la corde…

– Non, non, pas moi! dit-il, je n'ai ni la force ni la volonté! À l'heure qu'il est, je dois être condamné. J'en suis content, ne me parlez plus. Je vais prier pour vous.

Et il se mit en prière en nous tournant le dos.

Émilien essaya encore de me faire renoncer à mon projet; mais, quand il me vit si acharnée à me perdre pour mourir avec lui, il dut céder et me promettre de faire ce que je voudrais. Seulement, comme il n'était pas question de le soumettre à un nouveau jugement puisqu'il avait été condamné à la détention par le comité de Limoges, il me fit promettre à mon tour que je n'agirais pas, si ce jugement n'était pas révisé.

Le lendemain, c'était, je crois, le 10 août, on fit une grande fête dans la ville, et, comme je voulais lui rapporter des nouvelles, j'allai voir de quoi il s'agissait. Il me fut impossible d'y rien comprendre. Une calèche singulièrement décorée passa, suivie de cinq ou six femmes qui portaient des bannières; c'étaient les mères de ceux qui avaient des enfants aux armées comme volontaires. Elles escortaient la déesse de la Liberté, représentée par une grande femme très belle en costume antique. C'était la fille d'un cordonnier qui s'appelait Marquis, et elle, on l'appelait la grand'marquise. La procession la conduisit sur son char à l'église des Cordeliers, où ce que je vis m'expliqua ce qui m'avait étonnée dans l'église déserte de Limoges. Elle monta une colline de gazon qui était dressée à la place de l'autel et qui représentait, disait-on, la montagne. Au plus haut de cette butte était assis un homme à longue barbe qui figurait, selon les uns, le Temps, selon les autres, le Père éternel; c'était un ouvrier savonnier 1 dont j'ai oublié le nom. Au bas de la montagne, un enfant demi-nu représentait l'enfant de l'amour. On fit des discours, on chanta je ne sais quoi. J'assistai à cette chose insensée comme si je faisais un rêve, et je crois bien que personne n'était plus avancé que moi. Ces fêtes républicaines étaient de pure fantaisie. Le conseil de la commune en discutait le programme présenté par les sociétés populaires, et le peuple les interprétait à sa guise.