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Et il voulut s'arrêter pour me montrer, pour la centième fois, dans quelle position il était tombé, une nuit qu'il avait failli se tuer en rentrant ivre au moutier.

– Allons donc! lui dis-je; allez-vous nous retarder pour me dire ce que je sais?

– Retarder?… Ah! oui, retarder! voilà que tu m'accuses, toi aussi, de ne pas savoir ce que je fais. Tout le monde me méprise! je l'ai mérité, et je me méprise moi-même! Pauvre enfant! est-ce assez malheureux pour toi de voyager avec un gueux, un misérable… Car je suis un gueux, tu auras beau dire… Si j'avais un peu de cœur, je me serais déjà tué… un chien, quoi! Tiens, quitte-moi, il faut m'abandonner, là, dans un fossé… Je sais ce que je dis, je ne suis pas ivre, c'est le chagrin! – un fossé! c'est bon pour moi. Laisse-moi tranquille, je veux mourir là!…

Il n'y avait plus à en douter. Ce pauvre homme, qui avait si longtemps résisté à la tentation, venait d'échouer au port. Il avait succombé en faisant ses adieux au père Mouton: il était ivre!

En toute autre circonstance, j'en aurais bien pris mon parti. Mais, au moment d'opérer la délivrance de notre ami, quand il fallait devancer la voiture, être prêt à déjouer tous les soupçons, à se glisser sans attirer l'attention de personne, à prendre la fuite au bon moment, prudemment, en tenant compte de tout et sans avoir d'émotion, je me trouvais sur les bras un homme dont l'ivresse prenait un caractère de désespoir, car il se sentait incapable de me seconder et il se le reprochait amèrement, tout en répétant: «Je ne suis pas ivre, c'est le chagrin! Je suis damné! il faut que je meure!» Et il voulait se coucher. Il pleurait, il commençait à parler haut, à ne plus me connaître. Je ne savais pas s'il ne deviendrait pas furieux.

Je le tirai par le bras, je le poussai, je le soutins, je le traînai jusqu'à en être épuisée. N'en pouvant plus, je dus le laisser s'asseoir au bord du chemin, les pieds dans l'eau du fossé. Il refusait de monter sur l'âne. Il disait que c'était la guillotine et qu'il saurait bien se tuer lui-même.

Je pensai à l'abandonner, car, à chaque instant, je croyais entendre les roues de la voiture qui amenait Émilien. Le sang me bourdonnait dans les oreilles, j'avais dépensé tant de forces pour traîner Dumont, que je craignais de n'en plus en avoir assez pour aller plus loin. S'il eût été disposé à dormir, je l'eusse mis à l'abri, à l'écart des passants, et j'aurais continué ma route, sauf à gagner sans lui le pays où il avait préparé notre refuge. Mais sa folie tournait au suicide et il me fallait le supplier, le gronder comme un enfant. Une voiture approchait… mais ce n'était pas celle de M. Costejoux, c'était une charrette. Je pris un parti désespéré. J'allai droit au conducteur. Je l'arrêtai. C'était un roulier qui s'en retournait à Argenton. Je lui montrai le vieillard qui se roulait par terre, et, lui exposant l'embarras dans lequel je me trouvais, je le suppliai de le prendre sur sa voiture, jusqu'à la plus prochaine auberge. Il refusa d'abord, le croyant épileptique; mais, quand il vit que ce n'était, comme il disait qu'un petit accident que tout le monde connaît, il se montra très humain, se moqua de mon inquiétude, enleva Dumont comme un enfant et le plaça sur sa voiture. Puis il s'assit sur le brancard et me dit de suivre avec mon âne. Au bout de peu d'instants, Dumont se calma et s'endormit. Le roulier lui mit du foin sur le corps, et, pour ne pas s'endormir lui-même, il se prit à siffler à satiété une phrase de chanson lente et monotone; probablement il n'en savait pas d'autre et même il ne la savait pas tout entière. Il la recommençait toujours sans pouvoir l'achever jamais.

J'étais un peu plus tranquille, quoique j'eusse très mal aux nerfs. Cette sifflerie m'impatientait. Quand elle cessa au bout d'une bonne heure, ce fut pire. Le roulier dormait; les chevaux ne sentant plus le fouet, prirent un pas si lent, que l'âne et moi les dépassions malgré nous. Enfin, j'avisai une maison; j'éveillai le roulier et je le priai de m'aider à descendre mon oncle sur un tas de fougère coupée qui était à côté. Il le fit avec obligeance et je le remerciai; il ne fallait pas offrir de l'argent. Je ne sais s'il l'eût refusé, mais il eût été surpris du procédé dans un temps où une pièce de menue monnaie était une rareté dans la poche de gens comme nous.

Pendant qu'il reprenait sa route, j'essayai de me faire ouvrir. Ce fut bien inutile et je frappai en vain. Alors, je pris mon parti. Je m'assurai que Dumont dormait très bien dans la fougère, qu'aucun accident ne pouvait lui arriver. Je pressai l'âne, je lui fis doubler le pas. Je dépassai le roulier qui avait repris son somme et ne me vit pas abandonner mon oncle.

Je me trouvai alors dans cette grande lande qu'on m'avait annoncée. Je n'avais, autant que je pouvais m'en rendre compte, fait tout au plus qu'une lieue et je ne pouvais pas non plus me rendre compte du temps écoulé, perdu à vouloir faire marcher Dumont. Je savais très bien connaître l'heure d'après la position des étoiles, mais le ciel était tout pris par de gros nuages et l'orage commençait à gronder. Quelques bouffées de vent soulevaient la poussière de la route, ce qui augmentait la difficulté de voir devant soi. Je me disais que quelque lumière m'annoncerait la bicoque des Taupins; mais, si cette lumière se trouvait voilée par un tourbillon, je pouvais dépasser le but. J'étais forcée de m'arrêter souvent pour regarder derrière moi, et puis je doublais le pas, craignant également d'aller trop lentement ou trop vite.

Tout à coup, au milieu des roulements du tonnerre qui augmentaient de fréquence et d'intensité, je distinguai le bruit d'une voiture qui venait très vite derrière moi. Étais-je loin du relais? Allait-on me dépasser? Je ne pris pas le temps de sauter sur l'âne, je me mis à courir si vite, qu'il avait peine à me suivre. Quand la voiture fut tout près de moi, je dus m'élancer près du fossé. Elle passa comme un éclair, je distinguai à peine les deux cavaliers d'escorte. Je courais toujours, mais en moins d'une minute tout se perdit dans la poussière et dans l'obscurité. Une minute encore, et le bruit des roues s'affaiblit de manière à me convaincre que j'étais distancée d'une manière désespérante.

Alors, tout ce que les forces humaines peuvent donner à la volonté, je l'exigeai des miennes, je courus sans plus me soucier de savoir où j'étais. Sourde au vacarme de la foudre qui semblait se précipiter sur les traces de la voiture et que j'attirais aussi en lui ouvrant par ma course folle un courant d'air à suivre, je dévorais l'espace. J'aurais peut-être rejoint la voiture, lorsqu'un réseau de feu m'enveloppa. Je vis tomber à dix pas de moi une boule blanche dont l'éclat m'éblouit au point de me rendre aveugle, et la commotion me renversa violemment sur mon pauvre âne, renversé aussi.

Nous n'étions frappés ni l'un ni l'autre, mais nous étions comme stupéfiés. Il ne bougeait pas, je ne songeais point à me relever; j'avais tout oublié, une voiture qui eût passé nous eût écrasés. Je ne sais si je restai là une minute ou un quart d'heure. En revenant à moi, je me vis assise sur la fougère de la lande. L'âne broutait tranquillement. Il pleuvait à torrents. Quelqu'un me parlait à voix basse en m'enveloppant de ses bras comme pour me préserver de la pluie. Étais-je morte, étais-je hallucinée?

– Émilien! m'écriai-je…

– Oui, moi. Silence! dit-il. Peux-tu marcher? Éloignons-nous.

Je recouvrai aussitôt ma présence d'esprit. Je me levai, je touchai l'âne, qui était si bien dressé qu'il suffisait de l'avertir pour qu'il suivît comme un chien.

Sous des rafales de vent et de pluie nous marchâmes une heure dans la lande. Enfin, nous entrâmes dans la forêt de Châteauroux, nous étions sauvés.

Là, nous reprîmes haleine, et, sans rien dire, nous nous tînmes longtemps embrassés. Puis Émilien, entendant quelque chose crier sous nos pieds, se baissa, le toucha et me dit tout bas: