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Pendant la Terreur, on n'en vit plus et nous pûmes circuler dans le désert. Nous descendîmes le cours d'un ruisseau qui s'appelle le Gourdon, mais sans descendre dans le petit ravin où il coule et où il y a quelques moulins et habitations; nous le quittâmes à la forêt de Villemort pour aller traverser à gué la Bordesoule; puis, ayant passé le chemin qui mène à Aigurande, nous prîmes sur notre gauche, et, après une journée de sept à huit lieues, nous entrâmes enfin, sans passer par Crevant, dans le pays sauvage que nous cherchions.

Nous étions servis à souhait. C'était une oasis de granit et de verdure, un labyrinthe où tout était refuge et mystère. Partout de gros blocs arrondis sortant de terre ou montant les uns sur les autres comme des cailloux roulés, de petits chemins creux tout bossués où de minces charrettes passaient avec peine, de plus petits encore où elles ne passaient pas du tout et qui s'enfonçaient dans les sables traversés d'eaux courantes où l'on marchait sans enfoncer. Une végétation superbe sur tout cela. Des châtaigniers énormes sur toutes les collines et, dans les fonds, des buissons épais, des poiriers sauvages couverts de fruits, des chèvrefeuilles tout fleuris; des houx et des genévriers gros comme des arbres, des racines courantes qui faisaient des ponts sur les sables éboulés, ou qui se traînaient comme des serpents monstrueux.

– Comment, me disait Émilien, toute la France persécutée ne vient-elle pas se cacher dans de pareils endroits? Il n'y a pas un coin grand comme la main où l'on risque de marcher à découvert, et l'on ne fait pas trois enjambées sans trouver une cachette excellente. Combien de milliers de personnes ne faudrait-il pas pour en découvrir une seule!

Dumont, en nous voyant si contents de notre asile, avait repris courage.

– Ce pays est trop pauvre, nous dit-il, pour que des gens habitués à leurs aises puissent y vivre seulement quelques jours. Vous y souffrirez peut-être un peu, tout sobres et endurcis que vous êtes, surtout s'il nous faut y passer l'hiver. On fera son possible pour s'arranger; mais ne parlez pas à des anciens riches de vivre comme cela dans des creux de ravins, sans rencontrer à qui parler. Ils y deviennent fous et préfèrent se livrer.

Il disait vrai. Dans ce temps-là, beaucoup de gens aimaient mieux aller à la mort que de traîner la misère, témoin ce pauvre prêtre que nous avions vu mourir parce qu'il était las de se cacher.

Quant à nous, heureux d'être réunis, pleins de force et de jeunesse, fiers d'avoir réussi à nous sauver, habitués à vivre de peu et à voir des bois et des rochers, nous entrions là comme dans le paradis – et, si nous eussions pu oublier le malheur et le danger des autres, c'eût été, en effet, le paradis pour nous.

Je m'étais détachée de mes compagnons, en chemin, pour aller acheter dans un village un peu d'huile, de sel et de pain, quelques ustensiles de ménage et menue vaisselle. Nous ne nous tourmentions guère du repas du soir, mais il devait être exquis. Les châtaigneraies étaient remplies de ceps énormes, et sous les buissons les chanterelles d'un jaune d'ambre sortaient propres et fraîches de la mousse. Dans notre pays, on connaît très bien les champignons, et c'est une grande ressource que les gens du Berry ont ignorée et laissé perdre pendant bien longtemps. Encore aujourd'hui ne les connaissent-ils pas bien et des accidents arrivent. Nous en trouvions donc à souhait, et cette récolte n'attirait personne. Dans ce temps-là, outre la levée en masse qui dépeuplait tout, ce coin de pays n'était ni cultivé ni habité. Il avait pourtant des propriétaires, nouveaux acquéreurs comme chez nous, qui comptaient bien en tirer quelque chose; mais ils n'y venaient qu'à la saison des châtaignes, ces arbres d'un si beau rapport ne réclamant aucun soin le reste de l'année.

Nous pénétrâmes, après une longue marche, dans la partie que nous devions habiter. Nous passâmes un ruisseau qui chantait en sautillant à travers ces énormes cailloux de granit ronds comme des pains et gros comme des maisons. Il n'y avait ni pont ni passerelle, on sautait d'un bloc à l'autre. Nous montâmes une petite falaise de rochers et nous nous trouvâmes dans un beau jardin naturel de gazon, de fleurs et d'arbustes. C'était la partie où l'on avait, de tout temps, exploité le granit pour les pays qui n'ont pas de bonnes pierres, et le terrain remué et fumé par les animaux employés aux transports s'était couvert des plus belles plantes; mais l'exploitation des granits était une pauvre industrie depuis qu'on ne bâtissait plus ni églises ni châteaux. La difficulté des transports était trop grande pour les petites bourses, et, d'ailleurs, là comme partout, il n'y avait plus d'ouvriers. Dumont avait vu partir le dernier et il lui avait loué sa baraque, dix francs pour un an.

– Elle n'est pas belle, nous dit-il en s'enfonçant sous les arbres qui ombrageaient une forte pente, mais elle est solide, assez grande, et bien cachée. Nous l'arrangerons. Tout le terrain environnant nous est loué aussi moyennant vingt francs. Nous avons le droit d'y prendre de quoi bâtir.

Cette baraque n'était, en effet, qu'un campement de carriers; mais elle eût pu braver un siège quant aux murailles, formées de blocs entaillés de manière à présenter des parois à peu près lisses à l'intérieur. La toiture était faite d'un long bloc effrayant à voir, mais si bien posé en équilibre, qu'il ne pouvait tomber; et, comme il était trop près du sol pour qu'on pût se tenir debout dans l'habitation qu'il couvrait, on avait creusé plus bas dans l'épaisseur du sable. C'était donc très propre et assez sain, pour peu qu'on entretînt les rigoles pour empêcher l'eau pluviale de s'y engouffrer.

– Mais vois donc! me dit Émilien qui examinait cette construction massive avec étonnement; il est impossible que ces carriers aient remué de pareils blocs; ils ont trouvé cela tout fait. C'est ce que M. le prieur appellerait un dolmen, ce que chez nous on appelle une aire aux fées.

Il ne se trompait pas. Malgré les entaillures faites récemment et les parties de maçonnerie ajoutées pour remplir les intervalles entre les roches, c'était bien un monument celtique, et il ne nous fallut que regarder autour de nous pour en voir plusieurs autres, les uns entamés pour l'exploitation, les autres encore intacts.

Il était très facile, avec une claie de branches et de la fougère tressée, de me faire une chambre à côté de la grande, et tout de suite Émilien voulut se mettre à l'œuvre, pendant qu'avec de la terre du ruisseau et des mousses très épaisses qui tapissaient son lit à une profondeur de deux ou trois pieds, Dumont calfeutrait les parois disjointes de la bâtisse. Moi, je m'occupai du mobilier. Il était facile à inventorier, un vieux trépied de fer pour la cuisine en plein vent, une grande cruche, une grande écuelle, une douzaine de planches mal équarries, plus quelques souches taillées sur une face et servant d'escabeaux. De lits et de literie, il ne fallait point parler: ni table, ni armoires, point de cheminée. Je n'eus d'autre ouvrage à faire que des projets pour tirer parti de ce dénûment, tout en préparant la souper. On passa la première nuit à la belle étoile comme tant d'autres. Mais le pays était froid, et nous touchions à la fin de l'été. Dès le lendemain, on se mit à l'œuvre. Avant tout, on s'assura que la porte était solide, car il ne manquait pas de pistes de loup sur le sable aux environs. On répara le battant de la fenêtre, qui ne tenait plus. On fit une séparation pour que j'eusse ma chambre bien à moi, et on laissa une grosse fente entre deux roches pour que j'eusse aussi ma fenêtre que je bouchais le soir avec une botte d'herbes et de mousses. Nous avions apporté de Châteauroux, dans le chargement de l'âne, les outils nécessaires pour travailler le bois. Avec les planches, on fit trois caisses que l'on remplit de cette bonne mousse tirée du ruisseau que nous avions découverte et qui, bien séchée au soleil, nous fournit d'excellents lits, faciles à renouveler. J'avais apporté trois de ces grandes blouses blanches qui conservent les habits quand on est obligé de coucher avec: j'étais devenue, depuis que j'étais garçon, adroite et forte de mes mains pour les ouvrages de garçon. Pendant que les hommes faisaient les gros meubles, la table et les lits, je façonnais des cuillers et des fourchettes de bois, voire des sébiles et un drageoir pour le sel. Je fis aussi, avec du fil de fer, un gril pour les champignons. J'obtins une planche entière pour un rayon où j'installai ce que j'appelais pompeusement ma vaisselle. J'avais tout ce qu'il fallait pour coudre et raccommoder, du savon, des brosses, des peignes, douze serviettes. Je m'étais préoccupée de tout ce qui permet la propreté, n'ayant jamais redouté dans la misère que la nécessité de vivre salement. J'étais experte en ressources de ce genre, j'avais fait mon apprentissage de bonne heure chez mon grand-oncle, qui n'était exigeant que sur ce chapitre-là. Il ne voulait point que l'on se mît à table sans avoir la figure nette et les mains fraîchement lavées.