Выбрать главу

Je passai entre les fagots, j'approchai du sanctuaire. Je vis le grand Christ par terre dans un coin, la figure tournée contre la muraille. Cet ami des pauvres, cette victime des puissants n'eût pas trouvé grâce devant les prétendus apôtres de l'égalité et les ennemis de la tyrannie. On l'avait caché.

Quand je sortis de la chapelle, mon cœur était brisé, mais ma résolution était prise. J'allai trouver le prieur.

– Je partirai demain, lui dis-je, il faut que je prévienne mes amis et que je leur dise adieu. Je me reposerai un jour, car c'est loin; mais, le jour suivant, je reviendrai. Promettez-moi d'avoir patience, me voilà décidée à vous servir et à vous bien soigner, puisqu'il ne vous reste que moi.

– Va, ma fille, répondit-il. Dieu te bénira et te tiendra compte de ce que tu fais pour moi.

Je tins parole, je partis le jour suivant, et, à deux lieues de l'île aux Fades, je remerciai Boucherot et pris congé de lui. Je savais mon chemin pour revenir et je ne voulais pas le détourner plus longtemps du service de M. Costejoux.

Je m'apprêtais à un grand chagrin, à des adieux bien cruels pour moi; mais je savais qu'Émilien m'approuverait et m'estimerait d'autant plus; cela me donnait des forces. J'étais loin de m'attendre à une douleur plus profonde encore.

Comme je traversais le bois de la Bassoule, je vis venir à moi Dumont avec un paquet à l'épaule au bout de son bâton, comme s'il se mettait en voyage. Je doublai le pas.

– Vous alliez me chercher? lui dis-je, vous étiez inquiet de moi? Je n'ai pourtant pas dépassé le temps fixé?

– J'allais te rejoindre, ma pauvre Nanon, répondit-il, et t'avertir de rester au moutier. Émilien… Voyons, prends ton grand courage!…

– On l'a arrêté! m'écriai-je, prête à tomber; les jambes me manquaient.

– Non, non, reprit-il, il est libre et bien portant, Dieu merci! seulement… il est parti!

– Pour l'armée?

– Oui. Il l'a voulu, il m'a dit: «J'ai relu la lettre de Costejoux, et je l'ai tout à fait comprise. Il m'apprend que je n'ai plus d'ennemis personnels, que mon évasion est ignorée, et, s'il me dit de rester effacé, ce qui ne veut pas dire caché, c'est parce que je le compromettrais en me rapprochant de lui et en invoquant sa protection. Eh bien, en passant dans une autre province, je n'expose ni lui ni moi, et je me dérobe à la honte de rester inutile. À la première ville où je me présenterai inconnu, muni du certificat de civisme que Costejoux m'a donné à Châteauroux, sous un nom qui n'est pas le mien, j'explique aux autorités qu'une maladie m'a empêché de satisfaire à la loi et je demande à m'engager, ce qui n'est certes pas imprudent ni difficile; enfin, je rejoins l'armée n'importe où et je rentre en possession de mon honneur et de ma liberté.» – J'ai voulu l'accompagner, continua Dumont: il m'a démontré que je ne ferais que l'embarrasser dans les explications qu'il aurait à donner; que je ne pouvais passer pour son père sans un surcroît de mensonges inutiles et dangereux, et pour son serviteur sans révéler sa position. Il compte se donner pour un jeune paysan orphelin et il m'a donné tant de bonnes raisons et montré tant de volonté que j'ai dû me soumettre; mais je n'en suis pas moins cassé en quatre, et j'allais te retrouver, mon enfant, pour que tu m'empêches de mourir de chagrin.

– Vous croyez donc que je suis bien solide? lui dis-je en me laissant tomber sur l'herbe; eh bien, si vous êtes cassé en quatre, je suis brisée en miettes, moi, et je voudrais pouvoir mourir ici!

Je manquais tout à fait de cœur et ce pauvre homme si affligé fut, pour la première fois, obligé de me consoler. Je ne me révoltais pas contre la décision d'Émilien, elle était depuis longtemps prévue et acceptée avec le respect que je devais à son caractère. Je savais bien qu'il devait s'en aller, que mon bonheur devait finir, que je n'en avais plus que pour une petite saison; mais qu'il fût parti comme cela sans me dire adieu, qu'il eût douté à ce point de mon courage et de ma soumission, voilà ce que je trouvais plus cruel que tout le reste, et si humiliant pour moi, que je ne pus me résoudre de m'en plaindre à Dumont.

– Allons, lui dis-je en me relevant, voilà qui est accompli, il l'a voulu! S'il voyait notre abattement, il nous en blâmerait. Revenez à la maison. Je ne suis pas en état de repartir pour le moutier avant demain, et je ne suis pas fâchée, moi, de dire adieu à cette pauvre île aux Fades, où nous aurions pu rester encore un peu de temps, plus heureux qu'auparavant, puisque nous nous y serions connus en sûreté. Il n'a pas voulu de ce reste de bonheur. Sa volonté soit faite!

– Retournons à l'île aux Fades, reprit Dumont; nous avons plusieurs objets à emballer, et il faudra que nous causions encore ensemble; mais il faut être plus rassis que nous ne le sommes.

Aussitôt arrivée à notre maison de cailloux, je rentrai l'âne, je rallumai le feu, je préparai le repas du soir, je m'occupai comme si de rien n'était. J'avais la tranquillité du désespoir dont on ne cherche pas la fin. Je me forçai pour manger. Dumont essayait de me distraire en me parlant des chèvres et des poules qu'il avait déjà vendues pour ne pas les laisser mourir de faim, et d'une petite charrette qu'il fallait peut-être louer pour transporter tous nos effets, augmentés de ceux que je venais d'apporter. J'examinai ce que nous devions prendre et laisser, Dumont reconnut que l'âne porterait bien le tout, et qu'ayant payé notre loyer d'avance, nous pouvions mettre la barre et le cadenas sur les portes et nous en aller le lendemain, sans rien dire à personne, comme nous étions venus.

Après souper, ne me sentant pas capable de dormir, je m'en allai au bord du ruisseau. À force d'y marcher, nous y avions tracé un sentier qui serpentait dans les roches parmi ces jolies campanules à feuilles de lierre, ces parnassies, ces menyanthes, ces droseras et tout ce monde de menues fleurettes qu'Émilien m'avait appris à connaître et que nous aimions tant. Le ruisseau se perdait souvent sous les blocs et on l'entendait jaser sous les pieds sans le voir; un taillis de chêne ombrageait cette lisière de notre île, dont l'escarpement se relevait brusquement et formait là une ravine bien cachée: c'était là qu'Émilien, forcé de ne pas s'éloigner, aimait à marcher avec moi quand notre journée de travail était finie. En furetant, nous avions découvert une grotte qui s'enfonçait sous le Druiderin, dolmen moins important que la Parelle, mais remarquable encore par son gros champignon posé en équilibre sur de petits supports. Nous avions déblayé cette grotte de manière à nous y cacher au besoin. J'y entrai, et, mettant ma tête dans mes mains, j'éclatai en sanglots. Personne ne pouvait m'entendre, et j'avais tant besoin de pleurer!

Mais ce brave Dumont était inquiet de la tranquillité que je lui avais montrée, il me cherchait, il m'entendit et m'appela:

– Viens, Nanette, me dit-il; ne reste pas dans cette cave, montons sur le Druiderin. La nuit est belle et il vaut mieux regarder les étoiles que le sein de la terre. J'ai des choses sérieuses à te dire et peut-être qu'elles te donneront le courage qu'il te faut.

Je le suivis, et, quand nous fûmes assis sur l'autel des druides:

– Je vois bien, me dit-il, que ce qui t'afflige le plus, c'est qu'il n'ait pas voulu t'avertir et te voir une dernière fois.

– Eh bien, oui, lui dis-je, c'est cela qui me blesse et me fait penser qu'il me regarde comme une enfant sans cœur et sans raison.

– Alors, Nanette, il faut que tu saches tout et que je te parle comme un père à sa fille. Tu sais qu'Émilien t'aime comme si tu étais sa sœur, sa mère et sa fille en même temps. Voilà comment il parle de toi; mais sais-tu encore une chose? c'est qu'il t'aime d'amour. Il jure, lui, que tu ne le sais pas.