Je restai interdite et confuse. L'amour!
Jamais Émilien ne m'avait dit ce mot-là, jamais je ne me l'étais dit à moi-même. Je croyais qu'il me respectait trop et qu'aussi il me protégeait trop pour vouloir faire de moi sa maîtresse.
– Taisez-vous, Dumont, répondis-je, Émilien n'a jamais eu de mauvaises idées sur moi; il m'a trop juré qu'il m'estimait pour que j'en puisse douter.
– Tu ne comprends pas, Nanette; l'amour qu'il a pour toi est la plus grande preuve de son estime, puisqu'il veut t'épouser. Il ne te l'a donc jamais dit?
– Jamais! il a eu l'air de me dire qu'il ne se marierait pas, plutôt que de faire un choix qui me déplairait ou m'éloignerait de lui; mais m'épouser, moi, une paysanne, lui qui est fils de marquis?… Non, cela ne s'est jamais vu et cela ne se peut pas. Il ne faut pas parler de pareilles choses, Dumont.
– Il n'y a plus de marquis, Nanette, reprit-il, et, s'il y en a encore, si la noblesse et le clergé reviennent jamais sur l'eau, Émilien n'aura rien à attendre de sa famille. Il devra se faire moine ou paysan. Moine avec un petit capital, entrer en religion; ou paysan à ses risques et périls. Crois-tu que la Révolution aura corrigé les nobles? Que conseillerais-tu alors à ton ami?
– D'être paysan comme il l'est de fait depuis des années. Vous direz comme moi, je pense?
– Certainement. Eh bien, son choix est fait depuis longtemps, tu n'en peux pas douter, et, quels que soient les événements, le travail et la pauvreté sont le lot de ce cadet de famille. Il n'a qu'un bonheur à espérer en ce monde, c'est d'épouser la femme qu'il aime, et il y est bien résolu. Il va faire une campagne ou deux pour recevoir ce qu'il appelle le baptême de l'honneur, et, tout aussitôt après, il te dira ce que je te dis de sa part, ce qu'il ne pouvait pas te dire lui-même; – ne demande pas pourquoi, tu le comprendras plus tard; Émilien est jeune et pur, mais il est homme et il ne lui a pas été facile de vivre si près de toi, confiante et dévouée, en te laissant croire qu'il était aussi calme que toi. – Enfin, il m'a dit: «Je ne pourrais pas continuer cette vie-là. Ma tête éclaterait, mon cœur déborderait. Je n'aurais plus le courage de m'en aller et je ne serais pas digne du bonheur que je veux me donner comme une récompense et non comme un entraînement.» Oui, Nanette, voilà ses paroles. Tu les comprendras mieux en y réfléchissant; je te les dis pour que tu ne te croies pas dédaignée, pour que tu saches, au contraire, combien tu es aimée, et pour que tu aies le courage et l'espérance qu'il a voulu emporter purs de tout reproche envers lui-même.
Je dirai plus tard comment mon cœur et mon esprit reçurent cette révélation, j'ai fini de raconter le poème de ma première jeunesse. Je quittai l'île aux Fades avec beaucoup de larmes; elles ne furent point amères comme celles de la veille et je rentrai au moutier pour y mener une vie de réalités souvent bien dures; mais j'eus dès lors un but bien déterminé qu'il m'a été accordé d'atteindre. Ce sera la troisième partie de mon récit.
XXI
Je n'ai pas besoin de dire avec quelle joie le pauvre prieur me vit revenir. Il osait à peine compter sur un si prompt retour. Son grand contentement me fit un peu oublier le chagrin que j'avais.
– Ne me sachez point de gré de ce que je fais pour vous, lui dis-je; puisque Émilien est parti, je ne vous fais point de sacrifice.
– Et cela me console, dit-il, de t'en avoir demandé un. Ton mérite n'en est pas moindre, ma fille, car tu croyais me sacrifier une saison de bonheur avec ton ami, et tu t'y soumettais résolument.
Les paroles du prieur me firent rougir, et, comme il avait l'œil bon, il s'en aperçut.
– Ne sois pas confuse, reprit-il, de cette grande amitié que tu lui portes. Il y a longtemps que je la sais bonne et honnête, car je ne dormais pas toujours si dru que vous pensiez, quand vous lisiez et causiez ensemble près de moi à la veillée. J'entendais bien que vous vous montiez la tête pour l'histoire et la philosophie et je savais que vous vous aimiez selon la morale et la vérité, c'est-à-dire que vous comptiez être mari et femme quand l'âge de pleine raison vous le permettrait.
– Ah! mon cher prieur, moi, je n'y comptais pas, je n'y songeais guère; souvenez-vous bien! Je n'ai jamais dit un mot d'amour ni de mariage.
– C'est la vérité, il ne t'en parlait pas non plus; mais il me parlait, à moi, car je n'ai pas été si égoïste et si grossier que de ne pas m'inquiéter un peu pour toi, et je sais que ses intentions sont droites, je sais qu'il n'aura jamais d'autre femme que toi, et j'approuve son dessein.
J'étais heureuse de voir le prieur au courant et de pouvoir lui ouvrir mon cœur pour qu'il en résolût les doutes.
– Écoutez, lui dis-je; depuis deux jours que je les connais aussi, ses bonnes intentions pour moi, je ne sais que penser. Je suis toute troublée, je ne dors plus. Je souffre moins de son départ, car je mentirais si je vous disais que son amour me fâche; mais je me demande si je ne lui ferai pas un grand tort en l'acceptant.
– Quel tort pourrais-tu lui faire? Le voilà orphelin, et, si ce n'est plus son père, c'est la loi qui le déshérite.
– Vous en êtes sûr? On fait tant de lois, à présent! Ce que l'une a fait, une autre peut le défaire. Si les émigrés reviennent triomphants?…
– Eh bien, alors, le droit d'aînesse remet Émilien où la Révolution l'a pris.
– Et si son frère meurt avant lui, sans être marié, sans avoir d'enfants?… J'ai pensé à tout cela, moi!
– Il faut faire bien des suppositions pour admettre q'Émilien puisse recouvrer les biens de sa famille; faisons-les, j'y consens; je ne vois pas que votre mariage pût être un empêchement à ce qu'il fût indemnisé par l'État, si quelque jour cette indemnité est jugée nécessaire.
– J'ai pensé à cela aussi. Je me suis dit qu'il était bien difficile de faire que ce qui a été vendu par l'État pût être repris par l'État. Mais vous parlez d'indemnité et ce sera dû aux enfants dont les parents ont émigré. Ils ne peuvent pas, en bonne justice, payer la faute de leurs pères. Émilien sera donc dédommagé si la Révolution est étouffée. Il sera alors en position de faire un bon mariage qui le rendra tout à fait riche, et je ne dois pas accepter qu'il perde cette chance en m'épousant, moi qui n'ai rien et n'aurai jamais rien. Je suppose qu'elle lui apparaisse quand nous serons mariés: je sais bien qu'il ne voudra pas en avoir de regrets et qu'il ne me fera pas de reproches; mais je m'en ferai, moi! Et puis il a toute une famille de cousins, oncles et neveux qu'il ne connaît pas, mais qu'il connaîtra si tout cela rentre en France. Ce grand monde-là aura du mépris pour moi et du blâme pour lui. Vrai! je crains que ce qu'il croit possible ne le soit pas, à moins que je n'accepte pour lui des pertes et des chagrins que je pourrais lui épargner en le faisant changer de résolution à mon égard.
Je vis que mes raisons ébranlaient le prieur et j'en eus un chagrin mortel, car j'avoue que j'avais espéré être réfutée par des raisons meilleures. Depuis la confidence de Dumont, je n'avais fait que rêver et raisonner, me sentir folle de joie et tremblante de crainte. J'avais résolu de soumettre tous mes scrupules au prieur et je ne pouvais me calmer qu'en me flattant qu'il n'en tiendrait pas plus de compte que Dumont. Je vis bien qu'il en était frappé et que je faisais apparaître à ses yeux les conséquences d'un avenir sur lequel il s'était endormi pour son compte. Il me dit que j'avais beaucoup de sagesse et un bon raisonnement, ce qui ne me consola point. Je pleurai toute la nuit qui suivit cette conversation et n'osai plus y revenir, craignant de l'amener à trop penser comme moi, et de me forcer moi-même à prendre une résolution trop douloureuse.