Huit jours après mon retour au moutier, je reçus enfin une lettre d'Émilien. Il s'était engagé à Orléans, il partait pour l'armée. Huit jours après, il en vint une seconde.
«Me voilà soldat, disait-il; je sais que tu m'approuves, et je suis content de moi. N'aie aucune inquiétude. Le métier de soldat est rude en ce moment-ci, mais personne n'y songe, personne ne se plaint, personne ne sait s'il souffre. On est enragé de se battre et de repousser l'ennemi. On manque de tout, hormis de cœur, et cela tient lieu de tout. Le mien est, en outre, rempli de ton souvenir, ma Nanon: l'amour d'un ange comme toi et l'amour de la patrie, il n'en faut pas tant pour se sentir capable de vivre quoi qu'il arrive.»
Ses autres lettres furent courtes aussi, et à peu près toujours les mêmes. On voyait bien qu'il n'était pas en situation d'écrire, qu'il manquait de tout, à commencer par le temps de raconter. Il ne voulait pas non plus donner d'inquiétude et ne parlait de fatigues, de marches forcées et de batailles que quand c'était fini pour un peu de temps. Il en parlait en quatre mots, pour dire seulement qu'il était content d'en avoir été, et je voyais bien qu'il était déjà au plus fort du danger et de la peine. Toujours dans ses lettres, il y avait une seule fois, mais une belle fois, le mot d'amour, et jamais il ne changeait d'idées: se battre pour son pays et revenir m'épouser. Pauvre Émilien! il était cent fois plus malheureux en fait qu'il ne voulait le dire; nos troupes souffraient ce que jamais hommes n'ont souffert; nous le savions par ceux qui nous revenaient blessés ou malades. Mon cœur en était si gros, qu'il m'étouffait, et, par moment, je craignais de devenir asthmatique comme le prieur; mais, dans le peu de lettres que je pouvais faire parvenir à Émilien, je me gardais bien de montrer ma douleur.
Je me disais confiante et résolue comme lui. Je ne parlais que d'espérance et d'affections et je ne pouvais pas me résoudre à contrarier son projet de mariage. Il me semblait que je l'aurais tué, et que je n'avais pas le droit de lui ôter la pensée qui le soutenait dans des épreuves si dures. Pourtant, je ne pouvais pas non plus me résoudre à écrire le mot d'amour. Ç'aurait été comme un engagement, et ma conscience me tourmentait trop.
Mais j'anticipe sur les événements, car je n'avais encore reçu que deux lettres de lui, quand une grande nouvelle nous arriva dans les premiers jours d'août. C'est le prieur qui me l'annonça.
Il venait de recevoir des lettres de sa famille.
– Eh bien, Nanon, me dit-il, je l'avais prédit, que Robespierre et ses amis ne viendraient pas à bout de leur ouvrage! Le moyen ne valait rien et le moyen a tué le but. Les voilà tous tombés, tous morts. On a retourné contre eux le droit de supprimer ce qui gêne. Des gens qui se disent meilleurs patriotes les ont condamnés pour avoir été trop doux. Qu'est-ce que cela va donc être? On ne peut rien faire de plus que ce qu'ils faisaient, à moins de rétablir la torture, ou de mettre le feu aux quatre coins de la France.
L'ancien maire, qui se trouvait là, se réjouissait. Républicain en 90, il était devenu royaliste depuis qu'on avait fait mourir le roi et la reine; mais il ne disait sa pensée que devant nous en qui il avait pleine confiance, et il la disait à demi-voix, car, dans ce temps-là, on ne parlait plus tout haut. On n'entendait ni disputes ni discussions dans les campagnes. On avait peur de laisser tomber une parole, comme si c'eût été une monnaie faite pour tenter les malheureux et les porter à la dénonciation.
– Croyez-moi si vous voulez, disait ce brave homme, mais il me semble que nos malheurs vont prendre fin avec le Robespierre: c'était un homme qui travaillait pour l'étranger et qui lui vendait le sang de nos pauvres soldats.
– Vous vous trompez, citoyen Chenot, reprit le prieur. L'homme était honnête, et c'est peut-être pour cela que de plus mauvais que lui l'ont tué.
– Plus mauvais n'est point possible! on dit qu'il était malin et entendu; ceux qui le remplaceront seront peut-être plus maladroits, et les personnes raisonnables viendront à bout de nous en débarrasser.
C'était l'opinion de toute la commune et bientôt chacun se la confia à l'oreille. Peu à peu on se mit en groupe de cinq à six personnes pour causer. On ne savait rien encore du nouveau système, et ce que l'on en apprenait tant bien que mal, ne le comprenait guère, mais il y avait dans l'air comme un souffle nouveau. La terreur s'effaçait, la terreur allait finir. Bien ou mal employée, la liberté est un bien.
C'est à la fin d'août que je reçus la troisième lettre d'Émilien. Je fus bien étonnée de voir qu'il semblait regretter Robespierre et les jacobins. Il ne les aimait pourtant pas, mais il disait que la France devenait royaliste et que l'armée avait peur d'être trahie. Lui si doux et si patient, il était en colère contre les gens qui se disputaient le pouvoir au lieu de songer à la défense du pays. Il ne semblait plus aller à la bataille pour son honneur seulement; on eût dit qu'il y allait pour son plaisir et que la rage des armées lui était entrée dans le cœur comme aux autres. Il m'annonçait qu'il avait déjà obtenu un petit grade pour avoir bien fait son devoir. Quelques semaines plus tard, il nous apprit qu'il était officier.
– Voyez-vous ça? s'écria le prieur. Il est capable de revenir général.
Cette réflexion me donna bien à penser. Il n'y avait rien d'impossible à ce qu'Émilien eût une brillante carrière militaire comme tant d'autres dont j'entendais parler. Alors, il ne se soucierait plus, pour son compte, du sort réservé à la noblesse; il serait au-dessus de ses désastres ou de ses dédains. Il deviendrait riche et puissant. Il ne devait donc pas épouser une paysanne! Son bon cœur le lui conseillait; mais la paysanne ne devait pas consentir à ce sacrifice.
Je me sentis d'abord très abattue, et puis je m'habituai à cette idée que je garderais son estime plus haute et lui prouverais un attachement plus noble en me sacrifiant. Je ne m'accordai pas le droit d'être faible et de faire l'amoureuse qui souffre et se plaint: cela me parut au-dessous de moi, et j'avoue que j'étais très fière pour moi-même, depuis que je me savais aimée si grandement. Je résolus de me contenter de ce bonheur-là dans ma vie. C'était bien assez de pouvoir garder une si douce idée, un si beau souvenir. Le reste de mes jours serait employé à récompenser Émilien de la joie que j'en ressentais et à me dévouer à lui sans plus jamais songer à moi-même. Un jour, Dumont me dit:
– Il faut que j'aille revoir l'île aux Fades. Notre défrichement a donné, paraît-il, une récolte superbe. Notre ami Boucherot, qui a des parents de ce côté-là, s'y est rendu et a surveillé la moisson. Il a donné au propriétaire le compte de gerbes qui était convenu et a engrangé le reste dans notre maison de cailloux. Les gens du pays sont très honnêtes, et, d'ailleurs, ils craindraient de fâcher les fades en brisant le cadenas que Boucherot a posé sur leur aire. Pourtant, il faut prendre un parti, car notre loyer expire dans quelques jours. Nous n'avons pas les moyens d'apporter ici ce tas de paille et de grain. Je vais aller voir s'il ne vaut pas mieux le battre et le vendre là-bas.
– Allez, lui dis-je, c'est bien vu. Ce sera de l'argent qui appartiendra à Émilien et à vous. Moi, je n'ai pas travaillé, je n'y prétends rien.
– Tu n'as pas travaillé? quand tu n'étais occupée qu'à nous procurer la nourriture et le gîte? Sans cela, certes, nous n'eussions pas fait grand ouvrage; nous partagerons donc, Nanon; mais, comme ce que j'ai est destiné à Émilien, et que… sans le vouloir…, sans le savoir, je pourrais le dépenser, c'est toi qui seras la gardienne des trois parts.
– Je ferai ce que vous voudrez, répondis-je; allez donc, je vous envie ce voyage. À présent, j'aurais été contente de revoir ce pauvre endroit que j'ai quitté sans savoir ce que je faisais et sans songer à lui dire adieu. Voulez-vous me faire un grand plaisir, mon père Dumont? apportez-moi un gros bouquet des fleurs qui poussent au bord du ruisseau, du côté où il y a un rocher à fleur de terre qui est fait comme un grand canapé. C'est par là qu'il y a les fleurs qu'Émilien aimait, et c'est sur ce rocher-là qu'il les étudiait.